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Rapport POUTINE et la Guerre - Assemblée Nationale PARIS juin 2015

10 juillet 2015

Présentation du rapport « Poutine et la guerre » à l’Assemblée nationale

Rapport Poutine assemblée nationale

Russie-Libertés Défense des Droits humains et des libertés en Russie

 

Présentation du rapport "Poutine et la guerre" à l'Assemblée nationale

Mardi 23 juin à 19h s'est déroulée la conférence exceptionnelle de présentation du rapport " Poutine et la guerre " et de sa traduction en français à l'Assemblée nationale. Le rapport " Poutine et la guerre " compile des informations et des témoignages sur la présence de militaires russes sur le territoire ukrainien.

http://russie-libertes.org

 

Publication de la traduction française du rapport "Poutine. La guerre".

La traduction française du rapport " Poutine. La guerre " a été réalisée grâce à une coopération de plusieurs associations et de traducteurs indépendants, avec l'accord d'Ilya Yashin. Pour télécharger la version française du rapport en PDF cliquez ici. " Aujourd'hui l'objectif de l'opposition est la vérité et l'édification.

http://russie-libertes.org



 Présentation du rapport « Poutine et la guerre » à l’Assemblée nationale

Mardi 23 juin à 19h s’est déroulée la conférence exceptionnelle de présentation du rapport « Poutine et la guerre » et de sa traduction en français à l’Assemblée nationale.

Le rapport « Poutine et la guerre » compile des informations et des témoignages sur la présence de militaires russes sur le territoire ukrainien. Il analyse également les raisons de l’implication russe, les outils de communication employés par le Kremlin et le coût de la guerre pour les citoyens russes.

Conférence avec la participation de Ilya Yashin – militant de l’opposition russe, membre du conseil politique de RPR-PARNAS, co-auteur du rapport « Poutine et la guerre », Krystyna Biletska – militante de l’association « Ukraine Action », coordinatrice de la traduction du rapport « Poutine et la guerre », Danielle Auroi – députée du Puy-de-Dôme, présidente de la commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale, Alexis Prokopiev – militant pour les droits humains et les libertés, président de l’association « Russie-Libertés ».

 

« Aujourd’hui l’objectif de l’opposition est la vérité et l’édification.

Et la vérité est que Poutine c’est la guerre et la crise ».

Tables des matières

 

Chapitre 1. Pourquoi Poutine a besoin de cette guerre

 

Chapitre 2. Mensonges et propagande

 

Chapitre 3. L’annexion de la Crimée

 

Chapitre 4. Des soldats russes à l’est de l’Ukraine

 

Chapitre 5. Volontaires ou mercenaires ?

 

Chapitre 6. Grouz-200

 

Chapitre 7. Le surplus militaire de Poutine

 

Chapitre 8. Qui a abattu le Boeing ?

 

Chapitre 9. Qui contrôle le Donbass ?

 

Chapitre 10. La catastrophe humanitaire

 

Chapitre 11. Le coût de la guerre en Ukraine

 

Conclusion

 

Avant-propos

 

L’idée de ce rapport revient à Boris Nemtsov. Un jour, entrant dans le QG du parti, il annonça à voix haute : « Je sais ce qu’il faut faire, rédiger un rapport « Poutine, et la guerre », le tirer en beaucoup d’exemplaires et le distribuer dans les rues. On va raconter comment Vladimir Poutine a déclenché cette guerre. C’est comme ça qu’on va vaincre sa propagande ». Il nous regardait tous en triomphant, comme il le faisait à chaque fois qu’il avait une bonne idée. « Qu’est-ce que tu en penses, Chorina [1]? Elle te plaît, cette idée ? », dit-il passant son bras sur ses épaules.

 

Dès le début 2015, Boris a commencé à rassembler des informations dans ce but. Il travaillait beaucoup avec des données publiques, trouvait des gens qui pouvaient lui en fournir. Il était persuadé qu’essayer d’arrêter la guerre, là était le vrai patriotisme, et que la guerre avec l’Ukraine était un crime lâche et cynique, que notre pays payait avec le sang de ses citoyens, en plus d’une crise économique et d’un isolement politique.

 

Personne en Russie, à part Vladimir Poutine et son entourage, n’avait besoin de cette guerre. Boris n’a pas eu le temps de rédiger le texte de son rapport. Il a été assassiné le 27 février sur le Grand pont Moskvoretski, sous les murs du Kremlin. Ses collègues, ses amis et les personnes qui considéraient cette initiative importante se sont promis de mener à bien cette tâche. Ce rapport est basé sur les informations que Boris a réunies et sélectionnées. Le plan de son rapport, ses notes manuscrites, les documents, tout ce qu’il a laissé, a été utilisé pour rédiger ce rapport.

 

Notre objectif est de dire la vérité sur l’ingérence du Kremlin dans la politique ukrainienne, une ingérence qui a provoqué la guerre entre nos deux peuples, cette guerre que nous devons stopper sans attendre.

 

Chapitre 1. Pourquoi Poutine a besoin de cette guerre

 

Depuis l’automne 2011, la cote de popularité de Vladimir Poutine commençait à baisser sensiblement. À la veille de l’élection présidentielle de 2012, il semblait peu probable qu’il l’emporte dès le premier tour. Ce scénario créait un risque significatif d’affaiblissement de l’image de V. Poutine et aurait mis fin à sa légitimité. Diriger le pays dans son style autoritaire habituel de « leader national » serait devenu plus difficile.

 

La campagne électorale a donc nécessité la mobilisation maximale des moyens du pouvoir afin d’assurer la victoire de V. Poutine dès le premier tour. Ainsi, l’exclusion de ses vrais adversaires, prêts à une sérieuse lutte pour la présidence et le contrôle administratif total des principaux médias, est devenue l’arme principale de sa victoire. Les élections de 2012 n’ont pas échappé aux manipulations directes tel le bourrage des urnes, la falsification des résultats, la réécriture des procès-verbaux et autres « manèges » tactiques.

 

Suite aux résultats du scrutin, dès son retour à la présidence, M. Poutine a pris un certain nombre de décisions populistes dans l’espoir de consolider sa cote de popularité. En particulier, en 2012, il a signé les soi-disant décrets de mai que certains experts ont jugé dépensiers et économiquement infondés1. Toutefois, même ce genre de populisme n’a pas inversé la tendance : la cote de popularité du chef de l’État a baissé après les élections. En outre, les décrets de mai sont restés lettre morte et, un an plus tard, V. Poutine a publiquement critiqué son gouvernement pour l’utilisation inefficace des fonds destinés à leur mise en œuvre2.

 

À l’approche de l’été 2013, il est devenu évident que les techniques traditionnelles assurant la popularité de V. Poutine au cours des dernières années ne pouvaient pas gonfler sa cote de popularité au-dessus de 40-45%. Apparemment, le Kremlin a été réellement préoccupé par la tendance négative et a commencé à élaborer des moyens fondamentalement nouveaux afin de renforcer la position de V. Poutine pour les futures élections.

 

    Le Kremlin a entamé un travail de fond sur de nouvelles méthodes pour renforcer l’assise électorale de Poutine

 

Le scénario du « retour de la Crimée à la Russie » a, sans doute, été planifié et soigneusement préparé à l’avance par les autorités de la Fédération de Russie. Aujourd’hui l’envergure de la préparation de cette opération devient évidente. Avant l’invasion de la Crimée, les services spéciaux russes ont recruté des généraux et des officiers de l’armée ukrainienne et des dirigeants et des agents des forces de l’ordre, qui, au moment crucial, ont renié leur serment et ont choisi le camp de la Fédération de Russie. Les politiciens-séparatistes et les médias locaux ont activement soutenu les actions de la Russie, financées par Moscou. Le monde des affaires de la Crimée, ayant obtenu des prêts favorables défiant toute concurrence auprès des banques russes, a également fait preuve d’allégeance intéressée. En outre, des efforts à long terme ont été entrepris afin d’affaiblir l’économie et le système politique ukrainiens dans leur ensemble. Les « conflits gaziers » et l’embargo sur les produits alimentaires ont perduré. Une pression manifeste sur les autorités ukrainiennes a été exercée afin d’obliger l’Ukraine à participer à toutes sortes de projets « d’intégration » imaginés par le Kremlin et limitant la souveraineté des anciennes républiques soviétiques.

 

La révolution à Kiev et la fuite du pays du président Viktor Ianoukovytch, au début de l’année 2014, ont pour un certain temps affaibli l’État ukrainien et ont créé des conditions idéales pour l’action décisive de la conquête de la Crimée par le Kremlin. Le référendum, qui est devenu la justification officielle du rattachement de la Crimée au sein de la Fédération de Russie, a été organisé sur la péninsule avec le soutien des troupes russes et des services spéciaux (ce que V. Poutine lui-même a reconnu publiquement un an plus tard3).

 

Cote de popularité de Vladimir Poutine auprès des électeurs, avant et après le déclenchement de la guerre avec l’Ukraine

 

Le rattachement de la Crimée à la Russie, activement soutenu par la propagande, a permis à Poutine de renforcer considérablement sa propre légitimité. Sa cote de popularité a atteint un record4.

 

Cependant, il ne s’est pas arrêté à la Crimée et peu après, une vraie guerre a commencé sur les territoires des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk. Après les événements de Crimée, les séparatistes exigeant la sortie de l’Ukraine des territoires qu’ils contrôlaient et leur rattachement à la Fédération de Russie, se sont opposés aux forces armées ukrainiennes. Comme l’indiquent les données du rapport, les autorités russes ont activement fourni aux séparatistes un soutien politique, militaire, économique et un engagement militaire direct. Les raisons qui ont poussé Poutine à déclencher le conflit armé sur le territoire d’un État voisin, laissent la place à deux interprétations possibles de ses actions.

 

    Cependant, il ne s’est pas arrêté à la Crimée et peu après, une vraie guerre a commencé sur les territoires des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk

 

La première interprétation est que le succès obtenu en Crimée a convaincu le président de la Fédération de Russie que les régions russophones de l’Ukraine étaient prêtes à faire partie de l’État russe. En fait, il s’agissait de « rassembler des terres russes » et cette tâche a séduit Poutine par son envergure à l’échelle de l’Histoire, malgré son coût prévisible. Pour justifier les prétentions de la Russie sur ces terres, des séparatistes locaux ont été mis à contribution, soutenus par des combattants arrivés dans le Donbass, en même temps que des stratèges issus de l’école Polytechnique de Moscou et d’autres villes russes. Cependant, ces efforts n’ont eu d’effet que localement, à l’exception de certains districts des régions de Donetsk et de Louhansk. Les autres régions russophones du pays, après quelques effervescences, ont confirmé leur intention de rester partie intégrante de l’Ukraine. D’une part, cette situation a incité Poutine à rechercher une solution politique de sortie de crise, malgré une évidente supériorité militaire. D’autre part, elle a grandement contribué aux pourparlers de paix avec le nouveau gouvernement ukrainien.

 

    La modification de la situation politique internationale pourrait très bien conduire Poutine sur le banc de la Cour pénale internationale

 

La seconde interprétation est que Poutine a compris dès le début que l’idée de la mise en place d’un État dans la région du Donbass, en vue de son adhésion à la Fédération de Russie, avait plus d’adeptes parmi les citoyens de la Russie que de l’Ukraine. À cet égard il a provoqué ce conflit militaire afin de se créer une position favorable pour la négociation avec les pays occidentaux. Le cessez-le-feu dans le Donbass, que le Kremlin est en mesure de garantir, peut devenir un motif de levée des sanctions économiques et politiques qui sont devenues inévitables à l’encontre de la Russie après son annexion de la Crimée. En outre, si ce scénario se réalise, la question de la légalité du rattachement de la péninsule de Crimée à la Fédération de Russie disparaît d’elle-même et les pays occidentaux reconnaîtront la Crimée comme partie intégrante du territoire russe, soit formellement, soit de fait.

 

Quoi qu’il en soit, le conflit russo-ukrainien est loin d’être terminé. Tout en renforçant sa crédibilité politique dans son pays, Poutine court un risque considérable.

 

Tout d’abord, les autorités russes doivent continuer de soutenir les séparatistes dans le Donbass malgré des coûts politiques et économiques croissants. Le refus d’un tel soutien pourrait être perçu comme une trahison par certains des partisans actuels de Poutine (y compris ceux qui ont acquis une expérience de combat dans l’est de l’Ukraine) et pourrait déclencher une vague de mécontentement à l’égard du président en Russie même.

 

Ensuite, la poursuite de la confrontation avec l’Occident, l’isolement et les sanctions peuvent causer des dommages importants à l’économie russe. Cela crée un risque de protestations sociales qui pourraient miner à nouveau la cote de popularité du chef de l’État russe.

 

Enfin, l’affaiblissement des positions de Poutine sur la scène internationale et l’escalade du conflit russo-ukrainien représentent un risque véritable de poursuites pénales à l’encontre de l’actuel président de la Russie. La modification de la situation politique internationale pourrait très bien conduire Poutine à une accusation formelle pour crimes de guerre et le mener sur le banc de la Cour pénale internationale.

 

Chapitre 2. Mensonges et propagande

 

Celui qui déciderait de décrire la carrière politique de Vladimir Poutine, ferait face à un problème insurmontable : le président russe n’en a jamais eue ! La carrière de Poutine s’est faite à la télévision et toutes ses étapes, en commençant par le fameux « On ira les buter (les terroristes) jusque dans les chiottes » ou son « prenez soin de la Russie », ne sont rien de plus que des séquences médiatiques.

 

Vladimir Poutine n’est qu’une star télévisuelle. Son calendrier présidentiel se résume à une suite d’émissions de type La ligne directe. Le rôle hypertrophié de la télévision dans la relation entre les autorités et la société s’est développé en Russie lors des années de présidence de Boris Eltsine, mais c’est Vladimir Poutine qui a réussi à bâtir cet État « centré sur la télévision », l’État où toutes les institutions publiques, de l’Église à l’armée, ont été instrumentalisées à l’aide de la télévision. Le scandale, révélateur en ce sens, est survenu au printemps 2015 lorsque les journalistes de RB? ont découvert5 que les reportages télévisés consacrés à une réunion de travail ordinaire de Vladimir Poutine diffusés sur les chaînes de la télévision fédérale, avaient été filmés bien avant le jour de leur diffusion, et que personne ne savait où se trouvait Poutine au moment de leur diffusion. Nous pouvons supposer que cette pratique a commencé bien avant 2015, sans que personne n’y ait fait attention comme nul ne sait combien d’autres de ces clips préenregistrés par Poutine sont stockés dans la vidéothèque du Kremlin, attendant leur tour.

 

Avant 2014, la propagande russe semblait monstrueuse à beaucoup de monde. Il est même arrivé que certaines émissions de télévision6 sur l’opposition aboutissent à des arrestations et de vraies affaires criminelles. Mais après le début de la contestation politique à Kiev, à la fin de l’année 2013, il est devenu clair que la propagande russe, à laquelle la société avait eu affaire jusqu’alors, était restée relativement « végétative ». En particulier, les propagandistes eux-mêmes ne faisaient pas secret du fait qu’en « temps de paix », ils ne fonctionnaient pas à plein régime. Ainsi en 2011, la directrice de la chaîne de télévision Russia Today, émettant pour le public occidental, Margarita Simonian, a sincèrement expliqué7 la raison d’être de la chaîne sous sa direction : « En temps de paix, il semble qu’elle ne soit pas justifiée. Mais quand la guerre éclate, diable que de tels médias deviennent indispensables ! Parce qu’on ne crée pas une armée une semaine avant le début d’une guerre ».

 

Pour le Kremlin, cette « guerre » a commencé en même temps que Maïdan, à la fin de l’automne 2013. En parlant des événements dans la capitale ukrainienne, les médias officiels russes présentaient ceux qui réclamaient l’intégration européenne (et à l’époque il ne s’agissait que de cette intégration) comme les héritiers des collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale et les patriotes radicaux ukrainiens comme prêts à mener une épuration ethnique. Le nom du parti nationaliste ukrainien Pravy Sektor [Secteur droit, ndt] a été mentionné dans les médias russes8 un nombre de fois plus élevé que celui du parti Russie unie de Poutine, et cela malgré le fait que ce parti ait obtenu moins de 2 % des voix lors des élections ukrainiennes.

 

    Le nom du parti nationaliste ukrainien Pravy Sektor a été mentionné dans les médias russes8 un nombre de fois plus élevé que celui du parti Russie unie

 

Occurrence des noms de partis et organisations politiques dans les médias russes (mai 2014). [de gauche à droite : Pravy Sektor (parti nationaliste ukrainien), Edinaïa Rossia (Russie unie, parti au pouvoir), KPRF (parti communiste russe), LDPR (parti libéral démocrate russe), ndt]

 

Après la fuite de Viktor Ianoukovytch, les chaînes de télévision russes ont commencé à qualifier les nouveaux dirigeants de l’Ukraine exclusivement de « junte de Kiev » et l’opération militaire contre les séparatistes dans l’est du pays, d’opération « punitive ».

 

Il est à noter que, durant de nombreuses années, la propagande russe a accordé une attention particulière à la Seconde Guerre mondiale et Vladimir Poutine en a fait un objet central de son système idéologique. En 2005 l’agence de presse gouvernementale RIA Novosti a créé un nouvel usage pour le 9 mai : le port collectif de « rubans de Saint-Georges » accompagnés du slogan « Je me souviens, je suis fier ». La plus populaire des fêtes soviétiques est devenue la fête nationale majeure de la Russie de Poutine, ce qui au premier abord n’est pas condamnable. Mais cette fête s’est avérée être purement un outil de propagande lorsqu’a commencé le conflit en Ukraine.

 

La rhétorique des années de guerre a été projetée sur l’actualité politique du moment. Le pouvoir ukrainien, dans la propagande du Kremlin, est devenu un pouvoir « banderoviste »[1] voire « nazi » et la Russie se serait trouvée engagée, tout comme en 1941-1945, dans la lutte contre des nazis. Le ruban de Saint-Georges s’est transformé de symbole mémoriel en attribut de cette confrontation : si vous portez le ruban, vous soutenez l’idée de la sécession de l’Ukraine, de la Crimée et du Donbass et vous êtes l’ennemi des « banderovistes ». La rhétorique antifasciste utilisée par les médias officiels a transformé la crise politique ukrainienne en une guerre d’anéantissement. L’histoire retransmise par Pervy Kanal[2], celle d’un « garçon crucifié »9 fut un épisode marquant de cette guerre. Lors du journal d’information télévisé de la principale chaîne du pays on a interrogé une femme qui aurait vu à Sloviansk, ville abandonnée par les combattants séparatistes, des soldats de la Garde nationale ukrainienne crucifier un garçon de six ans sur un panneau d’affichage… Cette information n’a été étayée d’aucune preuve10. En outre, on a établi que le témoin de cette histoire n’aurait même jamais été à Sloviansk… La première chaîne a été obligée de s’excuser11.

 

    La rhétorique antifasciste utilisée par les médias officiels a transformé la crise politique ukrainienne en une guerre d’anéantissement

 

La campagne d’intimidation entreprise contre le musicien russe Andreï Makarevitch, qui a visité Sloviansk après l’arrivée des troupes ukrainiennes et a donné un concert pour les habitants et les réfugiés de la ville voisine, est la conséquence de sa visite. Dans l’interprétation des médias du Kremlin, le public présent s’est transformé en « mitrailleurs » et le concert en « sale farce antirusse ». Les partisans du gouvernement ont commencé à parler de Makarevitch comme d’un ennemi de la Russie et ont exigé de le priver de sa citoyenneté.

 

La guerre en Ukraine illustre la diversification de la propagande russe en fonction du public visé et de sa méthode de diffusion. La télévision est un média dominant et l’image qu’elle produit doit être la plus généraliste et abstraite possible, sans davantage de précisions. Le consommateur de journal télévisé est passif, on lui épargne les détails inutiles. Par exemple, les chaînes de télévision fédérales ont fourni peu d’informations à propos du commandant des séparatistes de Sloviansk Igor Guirkine (son pseudonyme est Strelkov), pourtant bien connu des utilisateurs d’Internet. Nulle mention de Guirkine, qui a pourtant participé à l’annexion de la Crimée, dans le film Crimée. Retour à la patrie12, où Vladimir Poutine a pour la première fois admis l’intervention de l’armée russe sur le territoire de la péninsule ukrainienne. Pourtant Guirkine est devenu le héros des tabloïds et des stations de radios d’information13 ainsi que des médias dont le public cherche à obtenir des informations auprès de sources diverses, pas seulement celles des médias officiels. Ce public ne croit pas les récits non avérés comme celui du « garçon crucifié », il exige une approche plus nuancée. Ainsi les correspondants de Life News Semion Pegov et de la Komsomolskaïa Pravda Dmitri Stetchine et Aleksandr Kots informaient leurs téléspectateurs et lecteurs sur ce que les chaînes de la télévision russe passaient sous silence. Ils pouvaient vous parler très franchement du Voentorg[3]14 qui fournit des armes aux séparatistes et des conflits au sein des gouvernements des républiques populaires, et les images apparaissant dans le reportage de Life News, où le commandant séparatiste, surnommé Guivi, oblige ses prisonniers ukrainiens à manger leurs épaulettes15, auraient été trop choquantes pour être diffusées dans le journal Vremia

 

Seule, peut-être, l’émission Vesti Nedeli [Actualités de la semaine, ndt] de la chaîne Rossia 1 de la télévision fédérale pourrait rivaliser par son franc-parler avec les tabloïds et autres médias en ligne. Copiant les émissions américaines diffusées en soirée, elle a joué un rôle clé dans la dérive des limites de l’admissible sur les chaînes de la télévision russe. Le présentateur, Dmitri Kiseliov, promu directeur de l’ancienne RIA Novosti au début du conflit ukrainien, mène sa propre guerre contre l’Ukraine et déclare publiquement la volonté de notre pays de transformer les États-Unis « en cendres radioactives »16. Son collègue Vladimir Soloviov, qui présente un show similaire sur la même chaîne, tente également d’atteindre le niveau des Vesti Nedeli mais reste en deçà de Kisseliov, qui est déjà sur la liste des personnes sanctionnées par l’Occident. C’est compréhensible : Soloviov a une maison en Italie17 alors tomber sous le coup des sanctions occidentales ne fait clairement pas partie de ses objectifs, même si un « climat de haine » notable accompagne ses interventions, tant sur la chaîne Rossia 1 que sur Maïak.

 

En fait, tous les médias d’État russes nourrissent une atmosphère de haine en continu et sans s’en cacher. Lorsque tout cela trouvera sa fin, la Russie passera beaucoup de temps à se rétablir et à se débarrasser des normes éthiques et comportementales de sa propagande des années 2014 et 2015.

 

Vladimir Poutine au Kremlin décorant de l’Ordre d’Honneur le présentateur des émissions de télévision Vladimir Soloviov. Photo: kremlin.ru

 

Le 4 mars 2014, Vladimir Poutine, répondant aux questions des journalistes, notamment à la question du journaliste de l’agence Bloomberg sur l’identité de gens en uniforme, ressemblant à celui de l’armée russe, bloquant les unités militaires ukrainiennes en Crimée, a déclaré : « C’étaient des unités de la résistance locale ». Il a également justifié la présence de l’uniforme militaire russe, « Vous avez ici affaire au territoire post-soviétique. Il y a plein d’uniformes qui se ressemblent… Allez faire les boutiques par là-bas, vous pourrez y acheter n’importe quel uniforme »

 

Cependant, six semaines plus tard, le 17 avril 2014, lors d’une « ligne directe avec le peuple », Poutine a lui-même ouvert le débat en mentionnant les « magasins » où les « petits hommes verts » s’équipaient et s’armaient en spetsnaz[1] : « Je ne cache pas [bien qu’il l’ait fait jusqu’à ce moment – ed.] que notre objectif était d’assurer que la libre expression de la volonté de la Crimée se fasse dans de bonnes conditions… Voilà pourquoi nos troupes assuraient les arrières des forces d’auto-défense de la Crimée »

 

Des militaires russes eux-mêmes ont donné des précisions sur cette « libre expression de la volonté du peuple de Crimée », plus tard, dans une interview à Medouza

 

Voici le témoignage d’Oleg Teriouchine (âgé de 23 ans, sergent de la 31ème Brigade de la Garde d’assaut aéroportée d’Oulianovsk, transférée intégralement en Crimée):

 

« Le 24 février [2014] nous nous sommes retrouvés parmi les premiers sur la péninsule de Crimée. Deux jours avant nous étions déjà en alerte dans nos casernes. Les unités tactiques du bataillon ont été formées en urgence et envoyées par avion à Anapa. Depuis Anapa, à bord des KAMAZ nous avons été transférés à Novorossiisk, où un gros navire de débarquement nous a transportés à Sébastopol. […] Descendus du navire, nous avons reçu l’ordre de soustraire à la vue tous nos emblèmes nationaux et nos insignes militaires. Chacun d’entre nous a reçu une cagoule, des lunettes de soleil, des genouillères et des coudières vertes. […] Je crois que nous étions parmi les premiers à être appelés les « gens polis ». Nous n’avons passé que quelques jours à Sébastopol. Le seul ordre que nous avions reçu était de rester sur place et être prêts à répondre à n’importe quel ordre militaire. Bientôt, notre groupe a déménagé dans le village de Perevalné, près duquel nous avons campé. La plupart d’entre nous étaient des parachutistes d’Oulianovsk – environ deux mille personnes. Ce nombre était nécessaire aux troupes russes pour faire une démonstration de force. »

 

Récit d’Alekseï Karouna (âgé de 20 ans, il a fait son service militaire dans l’aéronavale de la mer Noire, et a été décoré de la médaille dite « Pour le retour de la Crimée ») :

 

« J’ai entendu parler des plans d’annexion de la Crimée pour la première fois au début de Février [2014]. Dans le même temps nos militaires commençaient activement à investir la Crimée. Ils ont amené des renforts, organisé des patrouilles pour éviter, Dieu merci, un nouveau Maïdan. A la veille du référendum, nous avons été prévenus qu’une alerte serait déclenchée et que nous devions nous tenir prêts. Mais tout s’est déroulé dans le calme, grâce au nombre incroyable de troupes russes présentés sur un si petit territoire ! La seule flotte de la Mer Noire inclut à ce jour près de quinze mille personnes. Plus de vingt mille soldats sur le terrain ! En plus, des services spéciaux installés en ville. Toute résistance serait facilement réprimée. »

 

La création par le Ministère de la Défense de la Fédération de Russie de la médaille « Pour le retour de la Crimée » est une confirmation indirecte de l’opération militaire russe en Crimée (initialement secrète, l’information diffusée sur Internet a été retirée et est réapparue à plusieurs reprises)21.

 

La médaille dite « Pour le retour de la Crimée », frappée par le ministère de la Défense.

 

Les premières médailles ont été présentées le 24 mars 2014. C’est le ministre de la Défense de la Fédération de Russie, Sergueï Choïgou, qui a décoré personnellement les Marines, les officiers du commandement de la Flotte de la mer Noire de la marine russe, ainsi que les employés de l’armée du district militaire central et celui du sud. L’existence de cette récompense a été ensuite confirmée par l’attaché de presse du district militaire central Iaroslav Rochtchoupkine, qui a noté que « l’on a décerné ces médailles, en effet, à un certain nombre de militaires ». Toutefois, il a immédiatement formulé une réserve disant que « les soldats ne se trouvaient pas en Crimée » mais « aidaient seulement à assurer la communication sur le territoire de la Russie, le transport, etc. »

 

Ce mensonge d’État sur l’annexion de la Crimée a perduré de cette manière pendant environ un an. Le voile du « secret militaire » a été levé à partir de janvier 2015 lors des célébrations de l’anniversaire liées au « retour volontaire de la Crimée à la Russie ».

 

A quel point ce retour était volontaire nous pouvons le juger grâce aux propos tenus par l’ancien ministre de la Défense de la République autoproclamée de Donetsk, Igor Guirkine, le 22 janvier, 2015 dans l’émission télévisée Polit-Ring, diffusée sur le canal en ligne Neïromir TV. Il déclara être arrivé en Crimée le 21 février: « Je n’ai eu aucun soutien de la part des autorités publiques de Simferopol, où je me trouvais. Très civilement, les députés [du Conseil suprême de la République autonome de Crimée] ont été rassemblés par des milices pour être conduits dans le parlement afin qu’ils puissent déclarer l’ouverture d’un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie »23. Notons que les événements décrits par Guirkine (Strelkov) ont eu lieu le 27 février 2014 – le lendemain de la nuit du 26 au 27 février où les unités spéciales russes ont pris le contrôle d’un certain nombre d’installations stratégiques en Crimée, y compris le bâtiment du parlement. Le bâtiment où, à huis clos, en l’absence de la presse et sans la retransmission en direct prévue par la loi, les députés ont voté pour l’ouverture du référendum, l’arme sur la tempe.

 

Le premier dignitaire de haut rang russe qui a divulgué publiquement les détails des opérations du Kremlin en Crimée, était l’ex-commandant de la Flotte russe en mer Noire, l’amiral Igor Kasatonov. Voici ce qu’il a dit le 13 mars 2015 lors d’une interview à l’agence RIA Novosti : « La flotte de la mer Noire a constitué un tremplin, les officiers savaient ce qui se passait autour, où se trouvaient les troupes ukrainiennes, le déroulement avait été planifié sur les cartes. Autrement dit, la flotte de la mer Noire a accompli sa mission, « les gens polis » ont été transportés en Crimée et le Conseil suprême de Crimée a été pris d’assaut du 27 au 28 février », dit Kassatonov, expliquant que « les gens polis » étaient bien les forces spéciales de l’armée, amenées en Crimée par air et par mer24.

 

    Dans un entretien pour le documentaire « Crimée, le chemin vers la patrie », Poutine a directement admis qu’il a dirigé personnellement les actions des troupes russes en Crimée

 

Peu après les déclarations de l’amiral Katasonov, Vladimir Poutine a également reconnu les faits, en toute franchise dans un entretien pour le documentaire « Crimée, le chemin vers la patrie », diffusé sur la chaîne de télévision d’État Rossia 1, où le président de la Fédération de Russie a directement admis qu’il a dirigé personnellement les actions des troupes russes en Crimée25. Il a raconté quand et dans quelles circonstances il a donné l’ordre de commencer l’annexion.

 

Voici les trois citations clés de Poutine :

 

« Ce fut la nuit du 22 au 23 février, nous avons terminé [la réunion] à sept heures du matin environ, j’ai renvoyé tout le monde et suis allé me coucher. Et, en guise d’au revoir, je ne vais pas le nier, j’ai dit à tous mes collègues, à quatre d’entre eux précisément, que la situation en Ukraine avait pris une telle tournure que nous devions commencer à travailler au retour de la Crimée au sein de la Russie. »

 

« Pour bloquer et désarmer 20 000 hommes bien armés, un personnel nombreux et qualifié était nécessaire. Nous avions besoin de spécialistes qui sachent s’y prendre. Alors, je ne le cache pas, j’ai donné l’ordre au ministère de la Défense, sous le prétexte de renforcer la protection de nos installations militaires en Crimée, de transférer là-bas des unités spéciales des services secrets, des forces du corps des Marines, ainsi que des parachutistes. »

 

« Savez-vous quel était notre avantage? Le fait que je contrôlais tout cela personnellement. Non pas parce que j’ai tout fait correctement, mais parce que quand c’est fait par la première personne de l’État, cela facilite le travail aux exécutants. »

 

Par ces déclarations publiques, Poutine a effectivement signé l’annexion de la Crimée et décrit sa responsabilité personnelle dans l’événement. Il est important de noter qu’après avoir rondement mené l’opération militaire secrète dans la péninsule de Crimée et l’avoir annexée à la Fédération de Russie, les dirigeants russes ont délibérément violé trois traités internationaux signés précédemment :

 

    Le « Mémorandum de Budapest» daté du 5 décembre 1994, dont l’un des articles dit : « 4.1. La Fédération de Russie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis réaffirment leur engagement envers l’Ukraine, conformément aux principes de l’acte final de la CSCE, de faire respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine »26.

    Le « Traité d’amitié, de coopération et de partenariat entre la Fédération de Russie et l’Ukraine», signé à Kiev le 31 mai 1997 : « Article 2. Les hautes parties contractantes, en conformité avec les dispositions de la charte des Nations Unies et des obligations en vertu de l’acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe respectent l’intégrité territoriale de l’autre et affirment l’inviolabilité de leurs frontières existantes »27.

    « L’Accord entre la Fédération de Russie et l’Ukraine sur la frontière russo-ukrainienne», signé à Kiev le 28 janvier 2003, selon lequel la Crimée était et demeure une partie intégrante de l’Ukraine28.

 

Chapitre 4. Des soldats russes à l’est de l’Ukraine

 

Quelque temps après le rattachement de la Crimée à la Russie, une confrontation armée entre les forces armées ukrainiennes et des séparatistes a commencé à l’est de l’Ukraine, ces derniers exigeant que les régions de Donetsk et de Louhansk soient intégrées à la Fédération de Russie. Les représentants officiels de la Fédération de Russie ont démenti avec ardeur toute participation de soldats de l’armée russe aux combats se déroulant en territoire ukrainien.

 

« Il n’y a ni division ni instructeur militaire russe au sud-est de l’Ukraine et il n’y en a jamais eu. Les Américains mentent. Nous n’avons jamais cherché à déstabiliser la situation en Ukraine et cela n’a pas changé », déclara, entre autres, le président russe Vladimir Poutine dans l’entretien qu’il a accordée à la chaîne de télévision TF1, le 4 juillet 201429. Le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov déclara, lors de son intervention à une table-ronde d’ITAR-TASS, le 31 mars 2015, que la Russie « dément formellement » la présence de l’armée russe dans la zone du conflit ukrainien30.

 

Cependant, les propos des fonctionnaires russes sont contredits par de nombreux témoignages de la présence de soldats et d’officiers de l’armée russe à l’est de l’Ukraine. Les premières preuves remontent à l’été 2014.

 

À partir de juin 2014, les forces armées ukrainiennes avaient entrepris avec succès une attaque des positions tenues par les séparatistes. Les Ukrainiens étaient parvenus à libérer la plupart des villes du Donbass, dont Sloviansk et Kramatorsk et à assiéger Donetsk en coupant toute voie d’accès à Louhansk. Le territoire des Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et Louhansk avait été réduit des trois-quarts depuis le début des combats31. En maintenant leur dynamique offensive, les forces armées ukrainiennes avaient bien avancé dans leur principale mission : reprendre le contrôle de leur frontière d’État.

 

Pourtant, le 19 et le 20 août, le front connut un tournant et l’offensive ukrainienne échoua. La raison : un apport de renforts massifs en provenance de Russie, comprenant des équipements militaires et des troupes régulières. Dans les « poches »[1] qui s’étaient formées le long de la frontière russo-ukrainienne, de lourdes pertes ont été subies aussi bien par l’armée ukrainienne que par l’armée russe. Les déclarations des chefs séparatistes ainsi que les témoignages recueillis sur le terrain apportent la preuve de l’intervention militaire russe.

 

    Les renforts venus de Russie, incluant des éléments de l’armée russe, ont joué un rôle décisif dans la contre-attaque des séparatistes

 

Le 15 août 2014, le Premier-ministre de la République populaire autoproclamée de Donetsk, Aleksandr Zakhartchenko a publiquement déclaré32 que ce qui avait joué un rôle déterminant dans la contre-offensive, étaient les renforts venus de Russie : « 150 unités militaires de combat dont environ 30 chars d’assauts, et pour le reste, des véhicules de combats d’infanterie et des véhicules de transport de troupes, ainsi qu’un contingent de 1 200 hommes ayant suivi quatre mois d’entraînement en Russie ». « Ils ont été amenés ici à un moment déterminant », soulignait Zakhartchenko.

 

L’ex-ministre de la République populaire de Donetsk (RPD), Igor Guirkine (Strelkov) a également confirmé, dans son interview pour le journal Zavtra33, le rôle décisif des renforts venus de Russie. Selon lui, le front a pu être rééquilibré et, en particulier, l’assaut de Marioupol a été mené à bien « pour l’essentiel, par les soldats en permission et plusieurs divisions séparatistes qui se trouvaient sous leurs ordres ». Le terme « soldats en permission » dans la terminologie de Guirkine désigne des soldats russes venus, l’arme à la main, en Ukraine mais qui, formellement, sont en permission.

 

La version selon laquelle des soldats et officiers russes ont combattu en été 2014 dans le Donbass, après avoir pris une « permission légale » a été activement entretenue par le leader de la RPD Aleksandr Zakhartchenko. « Beaucoup de militaires russes nous rejoignent. Ils préfèrent passer leurs congés non pas à la plage, mais dans un régiment, avec leurs frères, à se battre pour la libération du Donbass », déclarait Zakhartchenko sur la chaîne télévisée Rossia 2434. La version des « soldats en permission » a également été répandue par la chaîne russe Pervy Kanal où, par exemple, le 4 septembre 2014, a été diffusé un reportage35 sur l’enterrement du parachutiste Anatoli Travkine de Kostroma, mort en Ukraine. « Il y a un mois, il est parti pour le Donbass sans en avoir parlé à ses proches ». Le commandement de son régiment est catégorique : « Anatoli avait pris des congés pour partir dans la zone de combat », précisait le commentateur de la première chaîne russe.

 

    Un décret du ministère de la Défense de la Fédération de Russie interdit expressément aux militaires russes de prendre part à des combats lorsqu’ils sont en permission

 

Il est important de rappeler que les militaires sous contrat au sein des forces armées de la Fédération de Russie ont l’interdiction formelle de prendre part à des combats lorsqu’ils sont en permission36. Un militaire, même en permission, reste un militaire. Pour obtenir sa permission « il doit indiquer dans un rapport adressé au commandant, l’emplacement exact de ses vacances ». Si les vacances se passent à l’étranger, alors « il est nécessaire d’obtenir l’autorisation du ministère de la Défense, de son commandement et du FSB[2] » (selon l’arrêté ?250 du ministère de la Défense de la Fédération de Russie du 31 juillet 2006, à diffusion restreinte) 37.

 

Peu de temps après, le ministère de la Défense de la Fédération de Russie a essayé de démentir la présence de l’armée russe, y compris des « soldats en permission », sur le territoire du conflit ukrainien. Une telle déclaration a été faite, en particulier, le 19 décembre 2014 par le major-général Rouslan Vasiliev, le chef du 4ème service du service principal des ressources humaines au ministère de la Défense38.

 

Cependant, les témoignages recueillis prouvent le contraire.

 

Les témoignages des parachutistes de Kostroma et d’Ivanovo

 

Le 24 août 2014 les militaires ukrainiens ont arrêté un groupe de militaires sous contrat du 331ème régiment de parachutistes (Kostroma), de la 98ème Division aéroportée (Ivanovo) des troupes de l’armée russe.

 

Se déplaçant dans des véhicules blindés, les parachutistes russes ont réussi à s’enfoncer de 20 kilomètres à l’intérieur du territoire ukrainien, avant d’essuyer des tirs près du village Zerkalné et de se retrouver bloqués par les forces armées ukrainiennes.

 

Les détenus étaient dix parachutistes russes : le sergent-chef Alekseï N. Gueneralov – commandant adjoint d’un peloton, le sergent Vladimir V. Savosteev – chef d’une compagnie, le caporal Artiom Mitrofanov – grenadier, le soldat Ivan I. Romantsev, le soldat Andreï V. Goriachine, le soldat Ivan V. Meltchakov, le soldat Iegor V. Potchtoev, le soldat Sergueï A. Smirnov. Une vidéo dans laquelle les détenus donnent des témoignages a été diffusée par les autorités ukrainiennes39.

 

Le ministère de la Défense russe a expliqué la présence de troupes des parachutistes russes sur le sol ukrainien par le fait qu’ils se sont perdus pendant l’exercice et ont accidentellement franchi la frontière40… Cette version a été démentie par le caporal Romantsev. Répondant à une question de son enquêteur devant la caméra, il a dit que sa « compagnie ne pouvait pas se perdre ». « Nous savions que nous allions en Ukraine », a également confirmé lors de son interrogatoire, son compagnon d’armes Miltchakov.

 

    Selon la version des parachutistes interrogés, ils sont venus sur le territoire de l’Ukraine pour participer à des entraînements

 

Selon la version des parachutistes interrogés, ils sont venus sur le territoire de l’Ukraine pour participer à des entraînements. Cependant, peu de temps avant son arrestation par des militaires ukrainiens, Miltchakov avait posté un commentaire sur sa page dans le réseau social VKontakte, annonçant qu’il était « envoyé à la guerre » et qu’il allait « buter Maïdan ». Au cours de l’interrogatoire, il a justifié ce commentaire par le fait qu’il « voulait simplement frimer devant un ami ».

 

Lors d’interrogatoires, des parachutistes russes ont également relaté qu’avant leur départ vers l’Ukraine ils ont couvert de peinture les plaques d’immatriculation des véhicules de combat.

 

Les aveux des tankistes russes aux abords d’Ilovaisk

 

L’interrogatoire des tankistes russes interpellés. Capture d’écran de la vidéo publiée sur le site Youtube.com

 

Un autre groupe de soldats russes a été arrêté en Ukraine en août 2014, et leur interrogatoire a été rendu public par le service de sécurité de l’Ukraine (SBU)41. Répondant aux questions des représentants ukrainiens, les détenus confirment être des militaires au service de l’armée russe.

 

    Un autre groupe de soldats russes a été arrêté en Ukraine en août 2014, et leur interrogatoire a été rendu public par le SBU

 

Quatre soldats ont été arrêtés au total, tous signalant les informations suivantes: Ivan Aleksandrovitch est né en 1988 à Vologda, militaire de la 6ème Brigade autonome de chars (unité militaire ? 54096), Evgueni Iourievitch né en 1995 à Kalouga, militaire de la 6ème Brigade autonome de chars (unité militaire ? 54096), Nikita Guenadievitch, né en 1993 à Iaroslavl, de la 31ème Brigade de la Garde d’assaut aéroportée (unité militaire ? 73612), Evgueni Achotovitch, né en 1994, de la 1ère Brigade autonome de la Garde (unité militaire ? 73612).

 

Les aveux du soldat Khokhlov

 

Le 16 août [2014, ndt.], un autre militaire russe a livré un témoignage qui a été rendu public par les autorités ukrainiennes. Il s’agit de Piotr S. Khokhlov, né en 1995, soldat sous contrat du 1er bataillon d’infanterie motorisée de la 9ème Brigade autonome d’infanterie motorisée des forces armées de la Fédération de Russie (Novy, région de Nijni Novgorod) de la 20ème armée (Moulino) de la circonscription militaire Ouest42.

 

    Khokhlov a confirmé que son unité militaire a organisé le transfert de matériel militaire sur le territoire de l’Ukraine

 

Il a confirmé, lors de son interrogatoire, que son unité militaire a organisé le transfert de matériel militaire de l’armée russe sur le territoire de l’Ukraine pour leur utilisation dans des hostilités contre les forces armées ukrainiennes. Des lance-roquettes multiples BM-21 Grad, BMP-2, BTR-80 faisaient partie du matériel militaire transféré dans le Donbass.

 

D’après Khokhlov, avant d’envoyer des véhicules de combat dans le Donbass, on a supprimé les marques d’usine sur ces véhicules et couvert de peinture les plaques d’immatriculation et leur signalétique. Cela a été fait pour cacher l’appartenance des véhicules militaires aux forces armées russes. Khokhlov a confirmé avoir personnellement pris part à la transmission du matériel pré-conditionné (14 véhicules blindés de transport de troupes) aux séparatistes à la frontière avec l’Ukraine.

 

Khokhlov a déclaré avoir quitté de son propre gré son unité militaire le 8 août, accompagné de son compagnon d’armes, Rouslan Garafiev, avant de gagner la région de Louhansk. Selon ses dires, ils allaient rejoindre les forces armées des séparatistes dans l’espoir de toucher une rémunération plus gratifiante que leur salaire de militaire russe sous contrat. Cependant, Khokhlov a été arrêté le 27 août près du village de Novosvitlivka par des militaires ukrainiens et remis aux agents du service de sécurité de l’Ukraine (SBU).

 

Le parachutiste Kozlov

 

Une information43 concernant Nikolaï Kozlov, militaire de la 31ème Brigade autonome de la Garde d’assaut aéroportée, fut rendue publique en septembre 2014. Kozlov a combattu dans le Donbass et a perdu une jambe suite à une blessure. C’est son oncle, Sergueï Kozlov, qui a narré le sort de ce jeune homme sur les réseaux sociaux.

 

Selon le commissariat militaire d’Ozersk, Nikolaï Kozlov, âgé de 21 ans et mécanicien automobile de profession, a effectué son service militaire dans la 31ème Brigade de la Garde d’assaut aéroportée (unité militaire ? 73612) jusqu’en juin 2013, et il avait commencé à y travailler sous contrat à partir du 1er août 2013.

 

Kozlov a participé à des opérations sur le territoire de l’Ukraine depuis le début de la confrontation. En mars 2014, il a été impliqué dans le blocage d’installations en Crimée par des militaires russes. Il est important de noter que le militaire russe Kozlov effectuait des missions militaires en Crimée habillé en uniforme de policier ukrainien. Les photos publiées par son père dans le réseau social VKontakte en mai 2014 en attestent.

 

Nikolaï Kozlov en uniforme de policier ukrainien lors d’une opération en Crimée.

 

Selon l’oncle du parachutiste, cette photo a été prise dans un couloir du Conseil suprême de Crimée. Kozlov était déguisé en employé du ministère de l’Intérieur ukrainien pendant qu’il participait au blocage du Conseil. Après la fin de l’opération, il est rentré à Oulianovsk, où il a reçu une médaille « Pour le retour de la Crimée » et s’est marié.

 

    Il a été envoyé combattre dans le Donbass en août 2014, alors que l’armée russe venait de lancer une opération de grande envergure

 

Il a été envoyé combattre dans le Donbass en août 2014, alors que l’armée russe venait de lancer une opération de grande envergure pour réprimer l’offensive des troupes ukrainiennes contre les positions séparatistes. Kozlov participa à des combats durant deux semaines. D’après ses proches, il accomplissait, entre autres, des missions de guerre pour éliminer des forces d’artillerie ukrainiennes.

 

Selon Sergueï Kozlov, le détachement de son neveu a été pris en embuscade alors qu’il faisait une tentative pour libérer des prisonniers-compagnons d’armes. Le 24 août, le détachement a subi des tirs antichars, un des tirs a arraché une jambe à Kozlov. Après cela, il a été rapatrié et s’est retrouvé à l’hôpital de Rostov, avant d’être transféré à Moscou.

 

Ces soldats que l’on fait passer pour des volontaires

 

Après la contre-offensive des séparatistes et des unités de l’armée russe, des négociations de paix se sont tenues à Minsk, auxquelles ont participé le président ukrainien Petro Porochenko et le président russe Vladimir Poutine. Aux termes des consultations, les parties présentes ont réussi à s’entendre sur un cessez-le-feu, ce qui a permis un arrêt temporaire des hostilités sur le territoire ukrainien.

 

La reprise des combats a eu lieu à la fin de l’année 2014. Dès janvier 2015, des soldats russes ont pris une part active aux affrontements face aux forces armées ukrainiennes et ont permis l’offensive des forces séparatistes contre une agglomération d’importance stratégique, Debaltsevé.

 

    Cette fois-ci, avant de partir combattre, les soldats russes ont remis à leurs supérieurs une lettre de démission

 

Cette fois-ci, avant de partir combattre, les soldats russes ont remis à leurs supérieurs une lettre de démission. C’est ce que rapporte, entre autres, le journal Kommersant du 19 février44. Leur correspondant avait réussi à obtenir une interview de quatre militaires sous contrat avec l’armée russe qui ont confirmé que, durant leur formation déjà, le commandement ne cachait pas ses intentions de les envoyer combattre en Ukraine. La veille de leur transfert dans la zone de combat, les soldats ont écrit leur lettre de démission, pour être identifiés, en cas de capture ou de décès, en tant que volontaires et non en tant que soldats de métier.

 

En outre, ces soldats ont déclaré que, si lors de l’intervention russe de l’été précédent, des soldats avaient traversé la frontière par convois entiers, cette fois-ci, leur déploiement s’effectuait par groupes de trois.

 

Les aveux du lieutenant-colonel Okanev

 

Le 13 février 2015, on apprenait que le commandement de la 536ème Brigade côtière d’artillerie anti-aérienne (unité militaire ? 10544), située dans la région de Mourmansk, avait décidé d’envoyer des soldats sous contrat à l’est de l’Ukraine pour une mission guerrière.

 

Ces informations sont connues depuis qu’a été rendu public l’enregistrement audio du discours du copilote de l’unité militaire ? 10544, le lieutenant-colonel Viatcheslav Okanev, tenu devant ses soldats, discours que l’un des soldats a discrètement enregistré sur son dictaphone45. La discussion a eu lieu la veille de l’envoi des militaires sous contrat de Mourmansk vers une base russe, située plus près de la frontière ukrainienne.

 

« Il se peut que vous soyez déployés à la frontière ukrainienne, auquel cas des situations de combat peuvent se présenter directement à vous et dans un cas pareil, vous exécuterez les ordres. Je n’exclus pas la possibilité que vous vous rendiez dans les régions de Donetsk et de Louhansk, pour y apporter votre aide sur le terrain », précisa le lieutenant-colonel Okanev à ses hommes.

 

    Des situations de combat peuvent se présenter directement à vous et dans un cas pareil, vous exécuterez les ordres

 

« Oui, officiellement, personne n’a déclaré la guerre à qui que ce soit. Mais nous devons aider de toutes les manières possibles », insistait l’officier lors de son discours. Okanev a également précisé que, étant donné que « la guerre n’était pas déclarée », il n’y avait aucune garantie de compensation financière dans le cas où des militaires russes viendraient à être blessés ou tués.

 

Dans l’interview qu’il a accordée le 13 février 2015 au journal Gazeta.ru, le lieutenant-colonel Viatcheslav Okanev a confirmé l’authenticité de l’enregistrement audio.

 

Les aveux du volontaire Sapojnikov

 

Les déclarations du soldat Dmitri Sapojnikov, qui a participé aux combats dans le Donbass, ont été rendues publiques le 31 mars 2015. Il a publiquement témoigné de la participation de l’armée russe dans ce conflit armé46. Sapojnikov est un citoyen russe parti combattre en Ukraine en tant que volontaire. Selon ses dires, il exerçait la fonction de commandant d’une section de Spetsnaz de la RPD autoproclamée.

 

C’est ainsi qu’en décrivant la manière dont sa division est sortie du village assiégé de Lohvinové, Sapojnikov parle de l’aide venue de Russie. « Nos chars sont venus en renfort. Du côté de la RPL, des chars et des divisions russes arrivaient. C’était l’armée russe, composée de Bouriates. C’est grâce à eux, grâce à cet armement lourd que nous avons pris Debaltsevé », a déclaré Sapojnikov.

 

Il a également indiqué que les militaires russes avaient été informés au préalable qu’ils allaient être envoyés dans la zone de combat en Ukraine : « Ici, je n’ai rencontré que des militaires sous contrat russe. A Debaltsevé, il y avait une unité d’armée bouriate. Il n’y avait que des Bouriates. Ils disaient qu’ils savaient tous très bien où ils allaient mais officiellement, il s’agissait de faire des exercices. Ils racontaient qu’ils avaient été acheminés de nuit, en train. »

 

    Ce sont des généraux de l’armée russe qui commandent les principales opérations militaires sur le territoire ukrainien

 

En outre, Sapojnikov a confirmé que c’étaient bien des généraux de l’armée russe qui commandaient les principales opérations militaires sur le territoire ukrainien. « Les opérations, surtout celles de grande ampleur comme les « poches », sont dirigées par des militaires russes, des généraux russes. Ils conçoivent les plans de bataille conjointement avec nos commandants. Il m’est souvent arrivé de me trouver à l’état-major, de m’y rendre, d’y rapporter des informations. La coordination s’y passe simplement. Ils conçoivent tous ensemble, ils créent ensemble et nous, on exécute », expliquait le combattant.

 

Le récit d’un tankiste bouriate

 

La présence de troupes russes sur le territoire ukrainien a été confirmée par un autre soldat ayant participé aux combats, Dorji Batomounkouïev, 20 ans, militaire sous contrat de la 5ème Brigade mécanisée basée à Oulan-Oudé (unité militaire ? 46108), matricule ? 200220, livret militaire ? 2609999. Il a raconté sa participation aux combats dans le Donbass à la journaliste de Novaïa Gazeta Elena Kostioutchenko, alors qu’il se trouvait dans le centre pour grands brûlés de la clinique centrale régionale de Donetsk47.

 

Batomounkouïev, dit avoir été blessé le 19 février 2015 à Debaltsevé, lorsque les troupes ukrainiennes ont lancé une percée hors de la « poche ». La brigade mécanisée de l’armée russe dont il fait partie a été envoyée au combat contre les Ukrainiens pour permettre aux séparatistes de garder cette position.

 

Le militaire a admis qu’à la veille du départ pour le Donbass, lui et ses camarades de régiment ont fait en sorte de banaliser leur équipement pour masquer leur appartenance à l’armée russe : « Les chars, nous les avons peints avant de partir d’Oulan-Oudé. Nous avons maquillé les plaques d’immatriculation. Sur l’un des chars, il y avait l’emblème de la Garde, nous l’avons maquillé aussi. Les galons et les épaulettes, nous les avons retirés ici, quand nous sommes arrivés à la base d’entraînement. Il fallait tout retirer pour ne pas pouvoir être démasqués. Nous avons laissé nos passeports à la base et nos livrets militaires au centre d’entraînement. »

 

« On nous disait que nous allions nous entraîner mais nous savions où nous allions. Nous savions tous où nous allions », a expliqué Batomounkouïev. « Je m’étais déjà préparé moralement et psychologiquement au fait qu’il nous faudrait aller en Ukraine. »

 

« Poutine est un homme très rusé. « Il n’y a pas de troupes ici », dit-il au monde entier. Et  en même temps, il nous envoie ici dare-dare : « Allez, allez » », conclut le soldat russe.

 

Les sources de Boris Nemtsov

 

Au début du mois de février 2015, des gens qui représentaient les intérêts des familles de soldats russes morts dans le Donbass se sont adressés à Boris Nemtsov. Ils lui ont demandé de l’aide pour obtenir du ministère de la Défense russe qu’il leur verse une pension. Les interlocuteurs de Nemtsov, en se référant aux proches de soldats, l’ont aidé à reconstituer la chronologie de l’arrivée des troupes russes en Ukraine.

 

Selon eux, il y a eu deux périodes durant lesquelles un grand nombre de soldats russes sont morts à l’est de l’Ukraine. La première « vague » de cercueils a été envoyée en Russie pendant l’été 2014 quand l’armée ukrainienne est repassée à l’offensive.

 

L’offensive a été stoppée après l’intervention directe de plusieurs corps d’armée russes. Malgré le succès de leur contre-offensive face à l’armée ukrainienne, les forces armées russes ont subi des pertes. Les combats pour le contrôle d’Ilovaïsk ont, notamment, entraîné un nombre conséquent de pertes. Selon les estimations les plus prudentes, au moins 150 cercueils sont revenus avec la mention Grouz-200.

 

Il n’a pas été possible de dissimuler cette information et des journalistes ont alors apporté des éclaircissements sur ce qui s’était passé. Pourtant, fait étonnant, une enquête indépendante a été rendue difficile non seulement par l’obstruction des autorités, mais aussi par celle des familles de soldats décédés.

 

Selon les sources de Nemtsov, cela tiendrait à ce que les proches des soldats auraient reçu une compensation à hauteur de 3 millions de roubles [soit 53 600 euros, ndt]. Dans le même temps, ils s’étaient engagés à ne rien divulguer sous peine de poursuites pénales.

 

La seconde « vague » de cercueils a été envoyée en Russie en janvier et début février 2015. Selon notre estimation, pas moins de 70 soldats russes sont morts en Ukraine sur cette période. Au moins 17 parachutistes russes d’Ivanovo sont morts en Ukraine (ceci provenant d’une note écrite de la main de Boris Nemtsov, note que les auteurs de ce rapport ont eue à disposition).

 

La mort de nombreux soldats russes est liée à la succession d’offensives et de contre- offensives, en particulier aux abords de Debaltsevé. Contrairement à ce qui se pratiquait l’année dernière, cette année, avant de partir pour le Donbass, les soldats russes démissionnaient officiellement des forces armées à la demande du commandement.

 

Note écrite par Boris Nemtsov, peu avant sa mort : « J’ai été contacté par des parachutistes d’Ivanovo… 17 tués,….ils n’ont pas été payés…. mais ils ont peur de parler pour l’instant. »

 

De cette façon, il était prévu de cacher la participation de notre armée aux combats en faisant passer nos soldats pour des volontaires. Les commandants donnaient leur parole aux soldats qu’en cas de blessure ou de décès, leurs proches toucheraient une pension de guerre comparable aux sommes versées durant l’été 2014.

 

Concrètement, cette fois, les proches n’ont perçu aucune compensation. Officiellement, ils étaient dans l’impossibilité de demander une indemnisation puisque les soldats décédés ne faisaient plus formellement partie de l’armée.

 

Les proches ont commencé à exprimer leur mécontentement et à chercher des juristes à même de défendre leurs droits (c’est grâce à cela que ces informations sont remontées jusqu’à Nemtsov). Néanmoins, ils avaient peur de s’exprimer en public à cause de la clause de non-divulgation à laquelle ils s’étaient engagés. Les sources de Nemtsov affirment que le procès retentissant contre Svetlana Davydova, mère d’une famille nombreuse, pour haute trahison au profit de l’Ukraine avait pour but d’effrayer les familles de soldats qui auraient envisagé de contacter des journalistes. On mentionnait souvent cette affaire à titre d’exemple aux familles de soldats décédés en les menaçant de poursuites judiciaires s’ils rendaient publiques les circonstances de la mort de leur proche.

 

Bien que les compensations promises n’aient pas été versées, les familles des soldats russes se sont refusées à toute déclaration publique. Pire, l’assassinat de Boris Nemtsov les a définitivement convaincues de renoncer à toute réclamation envers l’État russe. En cause, leur peur de poursuites judiciaires et la crainte pour leurs propres vies.

 

« S’ils ont pu abattre Nemtsov à deux pas du Kremlin, ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec vos clients d’Ivanovo. Personne ne s’en apercevra ». C’est ainsi qu’un avocat représentant les familles de deux parachutistes tués, résumait le point de vue de leur famille.

 

Chapitre 5. Volontaires ou mercenaires ?

 

Les unités régulières de l’armée russe ont en grande partie prédéterminé les succès militaires des séparatistes dans l’est de l’Ukraine. Cependant, l’apport des prétendus « volontaires » arrivant en permanence de Russie dans la zone du conflit a joué un rôle considérable dans les forces armées de RPD et RPL.

 

Dès les prémices du conflit, des citoyens russes ont commencé à arriver en Ukraine. Ils se sont organisés en groupes paramilitaires ou ont rejoint des bataillons déjà formés.

 

De nombreux anciens collaborateurs des services de renseignements russes et des militaires de carrière dont certains, avec une expérience guerrière ou avec un passé criminel, se sont retrouvés parmi ces combattants. Souvent, ces citoyens devenaient des personnages clés dans les troupes séparatistes comme, par exemple, l’ancien officier de renseignement Igor Guirkine, vétéran de la guerre de Tchétchénie, Arseni Pavlov (alias Motorola) et aussi Aleksandr Mojaev (alias Babaï), qui a été accusé de tentative de meurtre par le Parquet de Krasnodar.

 

Les autorités russes ont souvent été impliquées directement dans l’organisation du recrutement, de l’armement, de l’assistance matérielle et du transfert de « volontaires » russes en Ukraine.

 

Des mercenaires

 

En août 2014, le Premier ministre de la RPD, Aleksandr Zakhartchenko a déclaré : « Nous n’avons jamais dissimulé le fait que de nombreux Russes sont parmi nous, sans leur aide, nous serions mal en point, il nous aurait été plus difficile de combattre »48. Selon l’aveu même de Zakhartchenko, 3 000 à 4 000 volontaires russes se trouveraient parmi les séparatistes.

 

Viatcheslav Tetekine, député de la Douma de la Fédération de Russie et membre de la Commission de la Défense a estimé le nombre de « volontaires » engagés dans les opérations du Donbass à 30 000 hommes.

 

« Certains y ont combattu une semaine, d’autres pendant quelques mois, mais selon les données des autorités des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, environ 30 000 volontaires ont participé aux opérations », a-t-il souligné49. Ce même député a présenté à la Douma d’État un projet de loi d’octroi aux « volontaires » d’un statut de combattants avec tous les avantages afférents50.

 

Les autorités russes ont souvent été impliquées directement dans l’organisation du recrutement, de l’armement, de l’assistance matérielle et du transfert de « volontaires » russes en Ukraine.

 

Le processus de recrutement et d’envoi de « volontaires » dans le Donbass est organisé grâce aux associations civiles fidèles au Kremlin. En particulier, Frants Klintsevitch, président de l’Union russe des vétérans et député du parti Russie Unie à la Douma d’État a publiquement confirmé son rôle dans ce processus51. Comme en témoignent les « volontaires », les points de ralliement pour les futurs combattants sont souvent les bureaux d’enrôlement militaires dans les villes russes.

 

Un citoyen russe, combattant dans les rangs des séparatistes dans le Donbass, a décrit de façon détaillée en septembre 201452 l’organisation du processus de rassemblement des « volontaires ». Selon son témoignage, l’enrôlement des Russes dans les rangs des « milices » des RPD et RPL se déroule dans les villes russes via les bureaux d’enrôlement militaire, les vétérans et les organisations cosaques gèrent l’arrivée des combattants dans la zone de conflit. Les citoyens qui expriment leur disponibilité à se rendre par leurs propres moyens en Ukraine sont envoyés à titre individuel à Rostov-sur-le-Don, où on leur rembourse le prix du billet.

 

C’est dans la région de Rostov que s’organisent la base matérielle et la formation des combattants avant qu’ils ne se retrouvent l’arme au poing dans les rangs des séparatistes. Juste avant de franchir la frontière, ils reçoivent un ordre de mission et un équipement militaire.

 

Le principal contingent de « volontaires » est composé d’anciens militaires et employés des forces de l’ordre, c’est à dire des gens qui ont une expérience dans le maniement des armes. Les agents recruteurs ont tendance à recruter des personnes d’âge moyen. Les jeunes ne font pas partie des priorités des recruteurs car ils gardent un lien fort avec leurs parents : la mort de « volontaire » engendre le risque que leurs parents expriment publiquement leur mécontentement.

 

Les « volontaires » russes dans le Donbass sont rémunérés. L’argent pour l’entretien des combattants provient de fonds russes qui sont alimentés activement par les autorités russes.

 

Selon les combattants, la rémunération moyenne d’un « volontaire » s’élève à 60 000 roubles [1 100 euros, ndt] par mois, bien que « certains gagnent 80 000-90 000 roubles [1 400-1 600 euros, ndt], les commandants davantage ». A titre de comparaison, le salaire moyen en Russie, selon les données de janvier 2015 du Ministère de l’économie et du développement s’élevait à 31 200 roubles [560 euros, ndt] 53. Les « volontaires » fixent eux-mêmes la durée de leur service mais la durée minimale de leur engagement est de 11 mois.

 

Un témoignage important a été apporté par un recruteur de « volontaires » d’Ekaterinbourg, le président de la Fondation des vétérans des services spéciaux de la région de Sverdlovsk, Vladimir Efimov. Il a confirmé54 que les « volontaires » russes qui prenaient part aux opérations de combat dans le Donbass, recevaient de l’argent en échange. « Il y a des règles pour les salaires: un simple combattant reçoit entre 60 000 et 90 000 roubles par mois [1 100 et 1 600 euros respectivement, ndt] tandis qu’un chef reçoit entre 120 000 et 150 000 [2 150 et 2 700 euros, ndt]. On dit que maintenant le salaire a atteint 240 000 [4 300 euros] », a déclaré Efimov. Il a également affirmé qu’en moyenne « un combattant, équipement et salaire compris » coûte 350 000 roubles [6 250 euros, ndt] par mois.

 

En outre, Efimov a confirmé que l’un des moyens utilisés pour envoyer des combattants en Ukraine, ce sont les soi-disant « opérations humanitaires ». De fait, l’intrusion militaire est effectuée sous couvert d’aide humanitaire.

 

« La première fois, on y est allés au titre de représentants de la Croix Rouge. Nous avons sollicité des papiers auprès d’une branche locale, nous présentant comme des accompagnateurs. Une fois arrivés, les gens sont restés. On leur a distribué des armes et on les a affectés au combat. Maintenant, nous embarquons des jeunes dans une voiture avec l’aide humanitaire et nous les y envoyons ainsi », a raconté Efimov.

 

Un « volontaire », Artiom (de Saint-Pétersbourg), témoigne que les personnes partent pour le Donbass depuis différentes régions de la Russie et qu’une fois sur place, ils reçoivent leur équipement : « Quelques-uns portent ce qu’ils ont sur eux, s’ils trouvent ça plus commode, mais en général, ils endossent une tenue de camouflage, sans rayures militaires, ni signes de reconnaissance et même sans l’étiquette du fabriquant. Les armes sont de facture ancienne et proviennent des stocks soviétiques. Aucun fusil à lunettes de dernière génération, aucune mitraillette dont les forces de sécurité ukrainiennes ne sont pas équipées ».

 

La chaine de télévision TV-2, désormais fermée par les autorités régionales de Tomsk, a diffusé un reportage le 6 décembre 2014 sur le départ d’un détachement de « volontaires » locaux, qui allaient faire la guerre à Louhansk.

 

Le reportage a été tourné sur le lieu de départ du bus avec les futurs combattants de la RPL. L’union russe des vétérans d’Afghanistan a organisé l’expédition. Selon le responsable de la branche locale de cette organisation, Mikhail Kolmakov, des groupes similaires sont envoyés dans le Donbass depuis différentes villes de Sibérie. Ils ont équipé les « volontaires » de Tomsk grâce aux deniers de sponsors dont les organisateurs du départ ont préféré ne pas révéler les noms de ces derniers56.

 

Les témoignages recueillis confirment qu’une grande partie des combattants russes dans le Donbass a été envoyée en Ukraine de manière organisée, qu’elle a bénéficié d’une formation et des entraînements appropriés, qu’elle a obtenu un équipement, et que les « volontaires » reçoivent personnellement une compensation monétaire pour leur participation aux hostilités.

 

Là sont visibles des indices du crime défini par l’article 359 du Code pénal de la Fédération de Russie. La législation en vigueur en Russie permet de qualifier les soi-disant volontaires russes dans le Donbass de mercenaires. Le code pénal de la Fédération de Russie stipule en particulier : « Un mercenaire est une personne qui agit en vue d’obtenir un gain matériel et qui n’est pas un citoyen de l’État partie liée à un conflit armé ou à des combats, qui n’y réside pas de manière permanente et qui n’est pas non plus une personne investie de fonctions officielles

 

Pourtant, la police russe poursuit exclusivement ses concitoyens qui participent aux combats aux côtés des forces ukrainiennes. Ainsi en octobre 2014 une procédure pénale a été ouverte contre un résident moscovite, Roman Jeleznov, qui avait rejoint le bataillon ukrainien Azov58. Les combattants qui se sont joints aux rangs des séparatistes ne rencontrent pas de problèmes avec la justice en Russie. Le président russe Vladimir Poutine a déclaré59 que « les gens suivant leur cœur et accomplissant leur devoir » et participant aux combats, ne peuvent pas être considérés comme des mercenaires.

 

Kadyrovistes

 

Il est à noter que les recrues venues en Ukraine depuis la République tchétchène de la Fédération de Russie constituent un renfort important pour les forces armées séparatistes. Ces hommes se considèrent comme des partisans du président tchétchène Ramzan Kadyrov et proviennent souvent des forces de l’ordre tchétchènes qui sont entièrement sous son contrôle.

 

Le 16 décembre 2014, Ramzan Kadyrov, a publiquement exprimé sa volonté d’aller dans la zone de conflit à l’est de l’Ukraine et de s’impliquer personnellement dans les combats. « Je compte demander au Président [russe, ndt] qu’il m’autorise à abandonner mon poste pour aller dans le Donbass défendre les intérêts des gens qui y mènent leur combat. Pour capturer et détruire leurs diables d’adversaires, car ils n’ont ni honneur ni conscience », a déclaré Kadyrov en direct sur la chaîne télévisée NTV60.

 

Kadyrov n’est certes pas venu en personne sur le territoire de l’Ukraine. Toutefois, les preuves recueillies démontrent que les militants formés dans ses unités spéciales, participent de façon active aux affrontements dans le Donbass.

 

Les premiers kadyrovistes arrivés dans la zone de conflit ont rejoint le bataillon séparatiste nommé Vostok. Son commandant Aleksandr Khodakovski a confirmé le 1er juin 2014 que les Tchétchènes, qui sont arrivés de Russie, ont combattu l’armée ukrainienne sous son commandement61.

 

Toutefois, des preuves de la présence de militants armés tchétchènes sur le territoire de l’Ukraine sont apparues dès avant cette déclaration. Ainsi, une vidéo tournée lors d’un rassemblement de partisans de la RPD à Donetsk a été rendue publique le 26 mai 2014. Un camion avec deux douzaines d’hommes d’apparence caucasienne, armés de mitraillettes, s’est garé sur la place principale de Donetsk. L’un d’eux déclare au correspondant de CNN62: « Nous sommes des kadyrovistes ». Lorsque le journaliste lui demande de préciser, il confirme appartenir aux forces de l’ordre tchétchènes.

 

Le 26 mai 2014, apparaissent les premières indications de lourdes pertes chez les rebelles tchétchènes combattant aux côtés des séparatistes. Ce jour-là les unités séparatistes de la RPD ont pris d’assaut l’aéroport de Donetsk, contrôlé par les forces armées ukrainiennes. Au cours de ces combats deux camions KAMAZ, transportant des combattants séparatistes ont été détruits. La participation des Tchétchènes dans ces confrontations a été confirmée par le témoignage du chirurgien traumatologue Denis Kloss, qui était venu du district russe autonome de Tchoukotka pour aider les séparatistes. « J’étais dans le deuxième camion avec les Tchétchènes blessés. Une mine a explosé sous notre camion, le véhicule a été renversé, ses roues avant arrachées. Puis les tirs ont repris, nous avons été contraints de stopper des voitures sur la route pour évacuer nos blessés et les envoyer à l’hôpital », a-t-il dit.

 

    Un énième renfort massif composé de combattants tchétchènes est arrivé dans le Donbass en août 2014

 

Le président russe Vladimir Poutine et le chef de la République tchétchène Ramzan Kadyrov.

 

Le premier ministre de la RPD, Aleksandr Borodaï, a déclaré que 33 citoyens russes ont été identifiés parmi les morts du 26 mai. Borodaï a souligné que des autochtones tchétchènes se battent dans les rangs séparatistes, « prêts à défendre leurs frères russes »63. Le maire de Donetsk Oleksandr Loukiantchenko a ajouté que l’hôpital a admis 43 blessés après le combat à l’aéroport, parmi eux des combattants originaires des villes tchétchènes de Grozny et Goudermes64. Selon Kloss, après la bataille désastreuse pour l’aéroport de Donetsk et des pertes importantes, les hommes de Kadyrov « ont exprimé leur désaccord avec cette façon de mener la guerre et sont repartis en Tchétchénie »65. Cette information a été confirmée par Aleksandr Khodakovski le 1er juin 2014 : selon lui, les Tchétchènes qui ont combattu dans son bataillon « sont partis en emportant leurs blessés ».

 

Un énième renfort massif composé de combattants tchétchènes est arrivé dans le Donbass en août 2014, quand une opération de grande envergure de l’armée russe a commencé avec pour objectif d’arrêter la contre-offensive des forces armées ukrainiennes contre les positions séparatistes.

 

Une vidéo réalisée par un combattant tchétchène à la frontière russo-ukrainienne à la veille de leur intervention, a été publiée le 29 août 2014. Sur l’enregistrement, on entend un dialogue en langue tchétchène entre des combattants placés au premier plan de la colonne formée de chars et de véhicules blindés. « Voilà notre colonne, on n’en voit ni le début ni la fin, nous sommes prêts pour l’intervention. Allah Akbar ! dit un combattant devant la caméra. Il y a des gars – des Tchétchènes – ici. Ces tankistes-là sont des Tchétchènes ». « Nous allons faire la guerre pour tailler en pièces ces Khokhols[1] ». Inchallah! lui répond un mécanicien-conducteur portant des lunettes de soleil et émergeant de la trappe d’un char66. Après la publication de cette vidéo, Boris Nemtsov a envoyé des demandes formelles au FSB et au Comité d’enquête de la Fédération de Russie en exigeant de procéder à une vérification concernant le passage illégal de la frontière par des hommes armés. Cependant, aucune des institutions n’a répondu à l’homme politique.

 

    « Nous allons faire la guerre pour tailler en pièces ces Khokhols. Inchallah! »

 

Une autre vidéo tournée par un combattant de Kadyrov au cours de la « purge » de la ville de Horlivka a été rendue publique le 30 août. Sur les images on voit comment un groupe d’hommes armés entièrement équipés descend la rue et échange des paroles en un mélange de langues russe et tchétchène. « Groupe de la purge », dit le cameraman filmant les actions des combattants67.

 

Après la signature des accords de paix à Minsk, le 5 septembre 2014, une partie importante des combattants de Kadyrov est restée sur le territoire du Donbass contrôlé par les séparatistes. Des preuves de la présence de Tchétchènes armés dans les rangs des séparatistes ont continué d’apparaître avec une remarquable régularité.

 

Le 12 décembre 2014 un entretien68 a été rendu public avec le combattant tchétchène se faisant appelé Talib, qui a fait la guerre dans le Donbass dans les rangs séparatistes et au cours de laquelle il a menacé de mort le député adjoint ukrainien Igor Moseïtchouk, suite aux insultes de ce dernier à l’adresse de Ramzan Kadyrov. « Il est mort, il a signé sa sentence de mort », a dit le Tchétchène. « Nous, les Kadyrovistes, aidons ici le peuple slave », a-t-il ajouté.

 

Les preuves documentées de la création sur le territoire de Donbass d’un bataillon autonome tchétchène La mort formé d’anciens combattants des forces de sécurité de Ramzan Kadyrov, sont apparues le 19 novembre 2014. L’envoyée spéciale de Rouski Reportior Marina Akhmedova a publié des déclarations69 des commandants de ce bataillon faites sur le territoire de leur campement principal dans la région de Donetsk. Les soldats de ce bataillon ont participé, en particulier, à la bataille pour l’aéroport de Donetsk et la ville d’Ilovaïsk. Parmi les membres de ce bataillon, selon ses commandants, « quatre-vingt-dix pour cent sont d’anciens séparatistes » qui se sont battus contre l’armée russe, mais qui, une fois « amnistiés », ont déposé leurs armes et ont rejoint plus tard les forces de sécurité contrôlées par Ramzan Kadyrov.

 

     Jusqu’à soixante-dix pour cent des miliciens séparatistes proviennent des forces spéciales, de l’armée de la Fédération de Russie ou des services secrets russes.

 

Combattants tchétchènes dans le Donbass.

 

L’identité de l’un des commandants du bataillon La mort a pu être établie : Apti Denisoltanovitch Bolotkhanov, ancien commandant de la 3ème compagnie de patrouilleurs du bataillon Sud du ministère de l’Intérieur de Russie (unité militaire ? 4157, basée dans le village de Vedeno, en République tchétchène). Il a le grade militaire de commandant du ministère de l’Intérieur de Russie. En février 2008, la médaille « Pour les services rendus à la République tchétchène » lui a été décernée par un décret de Kadyrov.

 

Le 10 décembre 2014 une vidéo a été publiée avec l’enregistrement des mouvements du bataillon Nord sur le territoire du Donbass. Un des commandants du bataillon, alias Stinger, a dit70 que le bataillon compte « environ 300 combattants dans la région de Donetsk » avec chacun au moins 10 ans d’expérience du combat. Selon lui, jusqu’à soixante-dix pour cent des combattants proviennent des forces spéciales et la plupart d’entre eux ont été décorés par l’État russe. « Nous sommes des soldats de l’armée russe et des services de sécurité russes, pour la plupart des anciens combattants », a dit le milicien-séparatiste.

 

En automne 2014, on apprenait l’existence d’un autre groupe organisé de Tchétchènes qui luttent contre l’armée ukrainienne à l’est de l’Ukraine, groupe sous le commandement d’un combattant dont l’alias est Sauvage. Un entretien avec Sauvage a été publié en décembre 201471. Selon lui, son détachement est basé à Krasnodon et y opère des patrouilles. Le milicien a dit qu’il serait heureux de voir Ramzan Kadyrov dans le Donbass : « S’il venait ici, il nous suffirait trois mois pour y établir l’ordre. Nous serions heureux s’il venait ici ».

 

Le 7 janvier 2015, Sauvage et ses hommes ont donné dans une vidéo72 des détails supplémentaires concernant leur groupe. D’après Sauvage, le groupe sous son commandement est « principalement composé de Tchétchènes » et a pris part, entre autres, à des combats près des villes de Krasnodon et de Chtchastia.

 

 [1] Dénomination méprisante réservée aux Ukrainiens,

 

La confrontation armée dans le Donbass accroît quotidiennement le nombre de victimes des deux côtés belligérants. En avril 2015, le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires a recensé 6 108 personnes tuées dans la zone de conflit. Le rapport note que ces données sont « sous-estimées » et n’incluent pas d’information sur les personnes qui ont perdu la vie lors de l’intensification des combats en janvier-février 201573.

 

Dès le début du conflit, les autorités russes ont pris soin de cacher toutes les données concernant les citoyens russes ayant trouvé la mort sur le territoire ukrainien et, surtout, concernant les militaires russes impliqués dans les combats. Il leur a cependant été impossible de dissimuler totalement ces faits.

 

Ainsi, la photojournaliste Maria Tourtchenkova publia le 2 juin 2014 un reportage74 sur la traversée de la frontière ukrainienne par un camion avec un marquage Grouz-200, camion qui rapatriait les corps des 31 citoyens de la Fédération de Russie morts en mai lors de l’assaut contre l’aéroport de Donetsk. La nationalité russe des victimes a été confirmée, en particulier, par le chef de la République populaire autoproclamée de Donetsk (RPD), Aleksandr Borodaï. De facto, c’était la première fois qu’on disposait d’un document confirmant la participation de citoyens russes à la guerre dans le Donbass.

 

Outre les cercueils, Tourtchenkova a réussi à photographier quelques certificats de décès établis par le bureau d’expertise médico-légal de la région de Donetsk attestant la mort des citoyens russes dont les corps ont été réacheminés de l’autre côté de la frontière.

 

En particulier, parmi les morts figurait Iouri Fedorovitch Abrossimov, né en 1982. La mort de Sergueï Borissovitch Jdanovitch, né en 1966, fut également attestée ; il est connu comme instructeur à la retraite du centre spécial du FSB russe, aussi vétéran des guerres en Afghanistan et en Tchétchénie. Peu de temps avant sa mort, à Donetsk, il avait reçu un entraînement dans un camp dans la région de Rostov.

 

L’information sur les militaires russes morts dans le Donbass est restée longtemps dissimulée. Les autorités militaires de la Fédération de Russie déclaraient que ces soldats étaient morts lors d’entraînements dans la région de Rostov. Les familles des militaires décédés essayaient également de ne pas attirer l’attention sur ce qui leur est arrivé. Les sources de Boris Nemtsov ont rendu public le fait que les familles des soldats décédés ont reçu en 2014 d’importantes compensations financières en signant des engagements de non-divulgation.

 

Les premières preuves concernant les militaires russes morts sur le territoire de l’Ukraine ont été dévoilées par le député de Pskov, Lev Chlosberg. Il a signalé75 l’enterrement de deux soldats dans le cimetière de Vybouty, le 25 août 2014, près de Pskov : Leonid Iourievitch Kitchatkine (30/09/1984-19/08/2014) et Aleksandr Sergueevitch Ossipov (15/12/1993-20/08/2014).

 

À la veille des funérailles, l’épouse de Leonid Kitchatkine, Oksana, a parlé de la mort de son mari dans le réseau social VKontakte : « La vie s’est arrêtée !!!!!!!!!! », « Leonid est mort, enterrement lundi à 10 heures, ses funérailles se tiendront à Vybouty. Ceux qui veulent lui dire au revoir, venez, on sera heureux de vous voir tous ». Cependant, tous ces messages ont été très vite supprimés et remplacés par un message déclarant Kitchatkine en vie : « Mon mari est vivant et en bonne santé et maintenant nous célébrons le baptême de notre fille » 76.

 

Le premier message s’est révélé exact comme en témoignent les tombes des parachutistes de Pskov, Leonid Kitchatkine et Aleksandr Ossipov, apparues dans le cimetière de Vybouty.

 

Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le commandant des troupes aéroportées Vladimir Chamanov affirment que la 76ème Division aérienne n’a pas été impliquée dans les combats sur le territoire de l’Ukraine et, en conséquence, n’a pas subi de pertes. Cependant, selon Chlosberg, les parachutistes décédés étaient enterrés par cette même division aérienne. Par ailleurs, une semaine avant les funérailles, Vladimir Poutine a décoré les militaires de cette division de l’Ordre de Souvorov : « Pour l’exécution réussie des missions de commandement où le contingent a fait preuve de courage et d’héroïsme »77.

 

Peu après, Lev Chlosberg a publié les nouvelles preuves qu’il avait réunies : un déchiffrement des conversations de militaires après leur sortie de la zone des combats

 

    Voix 2 : Combien de personnes sont mortes, putain ?

 

    Voix 1 : Jusqu’à …

 

    Voix 2 : Tu ne sais pas du tout ? Alors, 40, 50, 100 personnes ?

 

    Voix 1 : 80.

 

    Voix 2 : Quatre-vingt ?

 

    Voix 1 : Ouais … C’est en comptant Tcheriokha …

 

    Voix 2 : C’est tout une compagnie ?

 

    Voix 1 : C’est en comptant Tcheriokha, Promezhitsy, tous ensemble.

 

    Voix 2 : Parce que la rumeur disait qu’il y en avait 140

 

    Voix 1 : Hein ? Peut-être.

 

    Voix 2 : Avec ceux de Pskov.

 

    Voix 1 : Enfin, je ne sais pas, c’est avec Promezhitsy, Tcheriokha, avec tous.

 

    Voix 2 : Alors attends, regarde, putain, comment comprendre maintenant qui est vivant qui est mort ?

 

    Voix 1 : Les listes. Enfin, d’après la liste nous sommes une dizaine à rester en vie.

 

    

Après la publication de cet enregistrement Lev Chlosberg a été agressé : il a été sévèrement battu

 

Le 29 août [2014], on a appris la mort, sur le territoire de l’Ukraine, du parachutiste d’Oulianovsk Nikolaï Bouchine. L’annonce de sa mort a été faite par sa mère à la chaîne de télévision Dojd80. Bouchine faisait son service dans l’unité militaire ? 73612, qui est basée à Oulianovsk, et fut le commandant adjoint du 4ème peloton de la 4ème compagnie de la 31ème Brigade autonome de la Garde d’assaut des troupes aéroportées. La date estimée de sa mort est le 26 août 2014. Dans le réseau social VKontakte, ses collègues qui ont initié une collecte de fonds pour les parents de Nikolaï, ont écrit qu’il était mort en « défendant les frontières de notre patrie ». Il est important de noter que deux parachutistes, Rouslan Akhmetov et Arseni Ilmitov, de la même division que Bouchine, ont été faits prisonniers de guerre par les Ukrainiens à la veille de la mort de Bouchine.

 

Les journalistes de RBK ont réussi à recueillir plus d’informations sur les militaires russes tués sur le territoire de l’Ukraine81. La plupart des tués faisaient leur service dans les cinq unités des forces aéroportées constituant le corps de maintien de la paix de la Fédération de Russie, d’un effectif total de 5 000 combattants.

 

Voici les données confirmées concernant les morts :

 

    Deux militaires sous contrat de la 31ème Brigade autonome de la Garde d’assaut aéroportée, basée dans la région d’Oulianovs, sont morts : Ilnour Kiltchinbaev du village d’Almiasovo et Aleksandr Belozerov du village de Novaïa Maïna. Selon leurs proches, ils étaient partis pour un entrainement dans la région de Rostov et ont perdu la vie le 25 août.

    De la 98ème Division aéroportée de la Garde, basée dans les régions d’Ivanovo et de Kostroma, sont morts les contractuels Sergueï Selezniov (enterré le 2 septembre à Vladimir) et Andreï Piliptchouk de la région de Kostroma. Dans l’administration du cimetière de Kostroma, RBK a appris l’enterrement de trois militaires de Kostroma morts « en Ukraine » : Sergueï Guerasimov 26 ans, Alekseï Kassianov 32 ans et Evgueni Kamenev 27 ans, tués respectivement les 24 et 25 août et le 3 septembre.

    Au sein de la 76ème Division de la Garde d’assaut aéroportée, basée dans la région de Pskov, à part Leonid Kitchatkine et Aleksandr Ossipov dont parlait Chlosberg, RBK a mentionné par écrit le décès d’Anton Korolenko (Voronej), Dmitri Ganine (Orenbourg) et Maxim Mezentsev (Komi).

    Dans la 7ème Division de la Garde d’assaut aéroportée, Novorossiïsk, mort du Tchitinets[1] Nikolaï Charaborine.

    Au sein de la 106ème Division de la Garde des troupes aéroportées, basée dans la région de Riazan, un parachutiste du nom de Maksoutov.

 

    Les familles des soldats décédés ont reçu en 2014 d’importantes compensations financières en signant des engagements de non-divulgation

 

Des brigades d’infanterie motorisée : la 21ème de la région d’Orenbourg, la 9ème de Nijni-Novgorod, les 17ème et 18ème de Tchétchénie, ont également subi des pertes dans le Donbass. Les médias locaux ont rapporté que les soldats de l’infanterie motorisée Vadim Larionov, Konstantine Kouzmine, Marcel Araptanov, Vasili Karavaïev, Armen Davoïan, Aleksandr Voronov ont été tués, soit « sur la frontière avec l’Ukraine », soit lors d’un exercice dans la région de Rostov.

 

Les dépouilles des Russes morts dans le Donbass sont rapatriées dans des camions marqués « Grouz-200 ». Photo : Maria Tourtchenkova.

 

Les funérailles du conscrit Vasili Karavaïev ont été signalées par le journal AiF-Prikamie82. Son corps a été ramené au village de Kouva du district Koudymkarski le 5 septembre [2014]. Quelques jours plus tôt, dans un message apparu sur un réseau social, Nadejda Otinova raconte que son cousin, âgé de 20 ans, Vasili Karavaïev, a été blessé pendant le bombardement du 21 août [2014] à Donetsk. Il en est mort cinq jours plus tard dans un hôpital de la région de Rostov.

 

    Le procureur militaire de la Fédération de Russie a déclaré que les informations sur la mort de soldats russes dans le Donbass sont classées secret d’État.

 

Le fait que des militaires russes aient perdu la vie dans le Donbass a été également annoncé par deux membres du Conseil auprès du président russe sur le Développement de la société civile et les droits de l’homme, Ella Poliakova et Sergueï Krivenko; selon leurs sources, plus de cent militaires y ont péri 83. Il s’agit des parachutistes russes qui se sont retrouvés sous le feu des armes, le 13 août près de la ville de Snijné dans la région de Donetsk.

 

Lev Chlosberg a envoyé le 16 septembre 2014 une demande parlementaire au Parquet général militaire de la Fédération de Russie, dans laquelle il a posé des questions sur le sort des soldats de la 76ème Division des troupes aéroportées de Pskov.

 

Dans sa demande, Chlosberg nomme douze parachutistes dont la mort et l’enterrement sont établis avec certitude, mais ni les raisons, ni les circonstances de leur mort. Ces militaires venaient des différentes unités appartenant à la 76ème Division aéroportée de Pskov : Aleksandr Baranov, Sergueï Volkov, Dmitri Ganine, Vasili Guerasimtchouk, Alekseï Karpenko, Tleoujan Kinibaev, Leonid Kitchatkine, Anton Korolenko, Aleksandr Koulikov, Maxim Mezentsev, Aleksandr Ossipov et Ivan Sokol84. En réponse, le parquet général militaire a informé85 Chlosberg que les circonstances de la mort des militaires sont établies : ils ont perdu la vie en dehors des lieux de leur affectation permanente, aucune violation des lois n’a été constatée par le procureur militaire, les familles des victimes reçoivent une aide sociale et un soutien psychologique, mais la divulgation d’autres informations n’est pas possible car elles sont classées « secret d’État ».

 

Boris Nemtsov a également envoyé une demande formelle au Procureur général de la Fédération de Russie le 27 janvier 2015. Il a demandé de vérifier les informations sur la mort des militaires russes sur le territoire de l’Ukraine. Exactement un mois plus tard, Boris Nemtsov était tué et le Bureau du Procureur général n’a pas répondu à la demande de l’homme politique.

 

Chapitre 7. Le surplus militaire de Poutine

 

Lors de la conférence de presse du 4 mars 2014, Vladimir Poutine a démenti toute implication militaire de la Russie dans le blocage des bases militaires ukrainiennes sur le territoire de la péninsule de la Crimée. Selon le président, ce blocage a été effectué uniquement par des « forces locales d’autodéfense» et l’uniforme des hommes armés ressemblait à l’uniforme de l’armée russe car ce dernier est en vente libre dans le commerce. Selon Poutine, il est possible d’acheter ce type d’uniforme dans n’importe quel surplus militaire86.

 

Un an plus tard, le président russe a démenti ses propres propos publiquement. Il a confirmé la participation des troupes russes au blocage des sites militaires et administratifs de la Crimée la veille du référendum sur le rattachement de la péninsule à la Fédération de Russie87.

 

Cependant, l’expression de « surplus militaire de Poutine » reste pertinente jusqu’à présent car des armes et des véhicules blindés russes arrivent à flux continu en Ukraine de l’est depuis le printemps 2014, des armes utilisées contre les forces armées ukrainiennes.

 

Aujourd’hui, les soi-disant « rebelles du Donbass » disposent d’un large assortiment d’armes, y compris des chars et des canons automoteurs, des lance-roquettes multiples et diverses armes légères. Les autorités russes nient avoir fourni du matériel militaire dans le Donbass. Les dirigeants séparatistes affirment que les armes et les équipements militaires des soi-disant rebelles ont été pris à l’ennemi lors des combats avec l’armée ukrainienne88. Mais les preuves recueillies réfutent ces allégations.

 

L’identification du matériel militaire venant des unités de l’armée russe utilisé par les séparatistes est compliquée du fait que les deux armées russe et ukrainienne utilisent  principalement de vieux matériels soviétiques. La modification du marquage et des plaques d’immatriculation empêche souvent de prouver l’utilisation de matériel militaire appartenant aux forces armées de la Fédération de Russie. Malgré cela, les preuves que la Russie livre des armes russes dans le Donbass sont plus que suffisantes.

Le protocole des accords de paix de Minsk du 19 septembre 2014, signé par les membres du groupe de contact, dont l’ambassadeur russe en Ukraine Mikhail Zourabov, inclut l’engagement « de retirer de la ligne de front les systèmes d’artillerie d’un calibre de 100 mm ou plus, et de les éloigner à des distances correspondant à leur portée maximale, en particulier :  Tornado-G à 40 km, LRM (lance-roquette multiple) Tornado-U à 70 km, LRM Tornado-S à 120 km »89.

 

    Les soi-disant « rebelles du Donbass » disposent d’un large assortiment d’armes, y compris des chars et de l’artillerie et des lance-roquettes multiples

 

Le LRM Tornado-S est cité également dans le deuxième accord de Minsk, élaboré suite à des pourparlers nocturnes entre les dirigeants de l’Allemagne, de la France, de l’Ukraine et de la Russie. L’accord Minsk-2 prévoit, entre autres, « le retrait de toutes les armes lourdes par les deux parties à des distances égales afin d’établir une zone de sécurité d’une largeur de 50 km minimum pour les systèmes d’artillerie d’un calibre de 100 mm ou plus, une zone de sécurité d’une largeur de 70 km pour les LRM et d’une largeur de 140 km pour les LRM Tornado-S

 

En signant ces documents, les autorités russes ont de fait officiellement reconnu l’envoi de matériel militaire sur le territoire de l’Ukraine. En effet, l’ensemble des systèmes de lance-roquettes multiples Tornado (les lettres G, S et U correspondent aux modèles Grad, Smertch et Ouragan) a été conçu en Russie et n’a jamais été livré à un État étranger. En outre, selon des données accessibles au public, le LRM Tornado-G est entré en service dans l’armée russe en 2012. Tandis que le LRM Tornado-S, mentionné dans le deuxième accord de Minsk, n’existe probablement que sous la forme de projet pilote. Or cette arme s’est non seulement retrouvée dans les mains des séparatistes, mais a en plus été citée expressément dans l’accord international signé par Vladimir Poutine.

 

Dans le même temps, la nature des combats et leur intensité prouve que la livraison incessante de munitions aux « forces séparatistes » ne peut provenir que du territoire de la Russie. L’ancien ministre de la Défense de la République populaire autoproclamée de Donetsk (RPD), Igor Guirkine, a déclaré qu’à la fin de la bataille de Debaltsevé une seule division d’infanterie séparatiste consommait environ 150 tonnes de munitions par jour91. Pour transporter un tel volume de munitions il faut environ une cinquantaine de camions. Ceci est confirmé par les normes de consommation de munitions. Par exemple, un LRM Grad fait feu par salves de 36 obus, chacun pesant 56,5 kg. Ainsi, le poids total de munitions pour une salve est de plus de 2 tonnes. Généralement, une voiture d’accompagnement de Grad transporte 3 tonnes de munitions (une salve et demi).

 

La situation est similaire avec les munitions pour chars. Le poids d’un lot de munitions pour un char est d’un peu plus d’une tonne. Dans le cas de combats intenses (comme c’était le cas dans la région de Debaltsevé au début de 2015), cette quantité de munitions est consommée en une journée.

 

Il reste à déterminer le nombre de chars et de LRM se trouvant à disposition des séparatistes. Selon l’expert de l’Institut d’analyse politique et militaire Aleksandr Khramtchikhine92, après les premiers accords de Minsk, il a été établi que les groupes armés de la RPD et de la RPL avaient en leur possession (sans compter les pertes) 83 chars, 83 véhicules de combat d’infanterie (versions terrestres et aéroportées), 68 véhicules blindés de transport de troupes, 33 canons automoteurs, 31 canons tractés, 11 LRM, 4 systèmes anti-aériens (3 Strela-10, 1 Ossa). Selon l’expert, une partie de cet armement a été prise aux militaires ukrainiens, notamment 23 chars, 56 véhicules de combat d’infanterie, 26 véhicules blindés de transport de troupes, 19 canons automoteurs, 17 canons tractés, 2 LRM. M. Khramtchikhine présume que le reste des armes a été fourni par la Russie. Il n’exclut pas l’hypothèse que les séparatistes aient « acheté » des armes à des militaires ukrainiens corrompus.

 

    Malgré les démentis officiels du Kremlin, des armes russes arrivent dans les mains des séparatistes

 

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’approvisionner en munitions au minimum quatre-vingt chars, une douzaine de LRM et une vingtaine de canons automoteurs. Même si on admet l’hypothèse que les séparatistes utilisent le matériel militaire saisi à l’ennemi et achètent des armes à des militaires ukrainiens corrompus, il est difficile d’imaginer comment, au plus fort des batailles, des caravanes de camions se déplacent librement en faisant des allers-retours à travers la ligne de front.

 

Le rapport du service scientifique en armement A.R.E.S.93 [Association Armée Recherche Économie et Science, ndt] contient de nombreuses preuves de livraison de divers types d’armes russes sur le territoire ukrainien. Par exemple, le rapport relate des tirs de lance-grenades antichars portatifs RPG-7 dont le marquage atteste qu’ils ont été fabriqués à l’usine de Degtiariov dans la ville de Kovrov en 2001. Il est également signalé qu’un lance-flammes portatif MPO-A équipé d’une munition thermoborique (explosif qui combine des effets thermiques, d’onde de choc et de dépression) a été saisi par l’armée ukrainienne. Cette arme russe n’a jamais été vendue à d’autres États.

 

La présence des chars T-72B3 dans le Donbass a été également prouvée. Il s’agit d’un ancien modèle de char modernisé en Russie en 2013 et qui n’a jamais été exporté. La confirmation du fait que les séparatistes possèdent un char T-72B3 est apparue le 27 août 2014 dans une vidéo mise en ligne94 où des militaires ukrainiens montrent un char T-72B3 capturé à côté d’Ilovaïsk et les documents s’y trouvant qui attestent son appartenance à l’armée russe.

 

Une autre preuve de la présence du matériel militaire russe en Ukraine est une vidéo enregistrée dans la ville de Louhansk contrôlée par les séparatistes. Une caméra embarquée dans une voiture a filmé95 le déplacement d’un système antiaérien Pantsir-S1 dans la rue Oboronnaïa à la mi-février 2015.

 

Ce système a été développé par l’industrie militaire russe. La Russie l’exporte vers quelques pays dans le monde. Cependant, à part la Russie, aucun des pays armés de systèmes antiaériens Pantsir-S1 n’est limitrophe de l’Ukraine. Il est évident que ce système ne pouvait entrer dans le Donbass qu’à travers la frontière russo-ukrainienne.

 

Ainsi, malgré les démentis officiels du Kremlin, des armes russes sont livrées aux séparatistes et utilisées activement contre l’armée ukrainienne. Des livraisons d’armes dans une zone de conflit ne peuvent être considérées autrement que comme une intervention militaire dans les affaires d’un État voisin.

 

Chapitre 8. Qui a abattu le Boeing ?

 

Le 17 juillet 2014 le Boeing 777 de la compagnie aérienne Malaysia Airlines assurant le vol MH17 entre Amsterdam et Kuala Lumpur a été abattu dans la zone du conflit armé à l’est de l’Ukraine.

 

Le lieu de sa chute se trouve dans la partie est de la région de Donetsk, dans les environs du village de Grabové, pas loin de la ville de Torez. Les 298 personnes à bord (283 passagers et 15 membres d’équipage) sont toutes décédées.

 

La destruction brusque de l’avion (détérioration suite à l’explosion) au-dessus de la zone des combats a rapidement rendu évident96 le fait que le Boeing a été abattu et que l’accident ne résultait ni d’un problème technique97, ni du facteur humain (erreur de pilotage ou de contrôle aérien).

Déclarations des séparatistes

 

Dès le début du conflit armé dans le Donbass, les médias russes rapportaient régulièrement que les séparatistes abattaient avec succès des avions et des hélicoptères de l’armée ukrainienne. On en a compté sept pendant la période allant de mai au 17 juillet 2014, à savoir 4 hélicoptères (les 2 et 5 mai : MI-2498, le 29 mai : MI-899 et le 24 juin : MI-8100) et 3 avions (le 6 juin : AN-30101, le 14 juin : IL-76102 et le 14 juillet : AN-26103).

 

Le 17 juillet, le jour de la catastrophe du Boeing 777, les agences d’information officielles russes ITAR-TASS et RIA Novosti ont déclaré que les « insurgés » avaient abattu un avion AN-26 aux alentours de la ville de Torez104. Le ministre de la Défense de la République autoproclamée de Donetsk (RPD) Igor Guirkine (Strelkov) a publié le soir même sur les réseaux sociaux l’information selon laquelle les « insurgés » avaient abattu un avion105. Les séparatistes et les médias russes ont indiqué le lieu de l’accident (dans un quartier de la ville de Torez, région de Donetsk) et l’heure de la chute de l’avion (vers 16h00, heure locale) qui correspondent exactement au lieu et à l’heure de l’accident du Boeing 777 de la compagnie malaisienne106. Ils ont tous qualifié l’avion abattu d’avion ukrainien AN-26. Cependant, dans la soirée, lorsque la situation réelle devint de plus en plus claire, leurs déclarations ont brusquement cessé.

 

Peu de temps avant le crash, les médias du Kremlin, NTV, Rossia 24 et autres107, avaient informé le public russe que les « insurgés » du Donbass possédaient des missiles sol-air BUK. Cela a d’ailleurs été déclaré par l’un des chefs séparatistes, Aleksandr Khodakovski, dans un entretien à l’agence Reuters. Le lendemain, Khodakovski a renié ses propres paroles. Reuters a été obligé de rendre public l’enregistrement audio108, qui confirmait sa déclaration : les séparatistes de Donbass disposaient en effet de missiles BUK.

 

Vitali Tchourkine, représentant de la Russie à l’ONU, a par ailleurs reconnu indirectement109 la culpabilité des terroristes dans la chute du Boeing. « Des gens de l’est (de l’Ukraine) ont dit qu’ils ont abattu un avion militaire. S’ils croyaient avoir abattu un avion militaire, alors il s’agit d’une confusion. Si c’en était une, nous ne pouvons pas la qualifier comme un acte de terrorisme », a déclaré Tchourkine.

 

    « S’ils croyaient avoir abattu un avion militaire, alors il s’agit d’une confusion », a déclaré, le représentant de la Russie à l’ONU Vitali Tchourkine

 

Comment on a brouillé les pistes

 

Après le crash du Boeing les médias russes ont commencé à soumettre des versions de la tragédie toutes bien différentes les unes des autres. La propagande du Kremlin a donné le top départ à une opération de communication visant à créer une sorte de « rideau de fumée » autour de la recherche des causes du crash de l’avion. Le but de cette opération aurait été de dissimiler l’implication dans cette tragédie des séparatistes armés équipés de missiles sol-air russes.

 

    Les tentatives du Kremlin d’influencer l’opinion publique et d’induire en erreur l’enquête, n’ont, cependant, pas empêché d’établir les véritables causes de la tragédie.

 

Quatre jours après le crash, la chaîne de télévision russe Pervy Kanal a annoncé la version officielle de l’état-major général russe, disant que le Boeing a été abattu par un avion militaire ukrainien SU-25110. Cette hypothèse a été réfutée111 par Vadim Loukachevitch, expert en efficacité des systèmes d’aviation : « Le SU-25 est un avion d’assaut dont la vocation est de viser les cibles terrestres, d’appuyer directement des troupes sur un champ de bataille. Abattre un avion à une altitude de 11 000 mètres avec un SU-25 est tout simplement absurde… c’est un argument injustifié, à mon avis. En outre, je voudrais bien connaître ces témoins qui arrivent à voir depuis la terre un avion de 15-20 mètres se trouvant à une altitude de 11 000 mètres et à identifier précisément son modèle ».

 

Le constructeur en chef de l’avion SU-25, Vladimir Babak, a qualifié l’hypothèse selon laquelle le Boeing 777 aurait été abattu par un avion d’assaut SU-25 de « tentative de brouiller les pistes »112. Selon l’ingénieur du SU-25, cet avion d’attaque au sol pourrait attaquer le Boeing à une altitude de trois ou quatre mille mètres. En revanche le SU-25 serait incapable d’abattre un avion à une altitude de 10 500 mètres.

 

Une autre hypothèse « fracassante » a été présentée par Mikhail Leontiev, odieux propagandiste du Kremlin. Dans son émission Odnako [?ependant, ndt] du 14 novembre sur la chaîne Pervy Kanal, il a déclaré113 détenir une photo « sensationnelle », probablement réalisée par un satellite espion étranger, montrant les dernières secondes du vol du Boeing 777 malaisien au-dessus de l’Ukraine. Cette image, selon Leontiev, confirmait que le Boeing a été abattu par un avion de chasse MiG-29 qui le poursuivait.

 

La photo a été reprise par de nombreux médias russes. Elle s’est révélée fausse. Les experts ont identifié plusieurs marques de falsification114 : le plan général a été composé à partir d’images de Google Maps datant du 28 août 2012, et une photo de Yandex-Cartes de 2012 a servi pour le « zoom ». Une photo d’un avion militaire, ressemblant au SU-27, a été utilisée pour le photomontage, mais le reportage de Pervy Kanal mentionne un MIG-29.

 

Le lieu de l’incident ne coïncide pas non plus avec son emplacement réel. Sur la photo de Pervy Kanal on voit l’aéroport de Donetsk, or le Boeing a été abattu à environ 50 km de là. L’heure indiquée sur le photomontage de Pervy Kanal est l’heure UTC (le temps universel coordonné ou encore temps moyen de Greenwich). Sur la photo, l’heure affichée est 1 h 19 mn 47 s, alors qu’en réalité, à ce moment-là il faisait nuit en Ukraine. De plus, le Boeing malaisien a été abattu à 16h20 heure locale.

 

Les tentatives du Kremlin d’influencer l’opinion publique et d’induire en erreur l’enquête, n’ont, cependant, pas empêché d’établir les véritables causes de la tragédie.

L’enquête

 

Les pays qui ont perdu leurs concitoyens dans cette tragédie ont intérêt, plus que les autres, à établir la vérité et à identifier les responsables. En plus de l’enquête officielle sur les circonstances de la tragédie, la société civile européenne et les médias ont mené leurs propres enquêtes indépendantes, collecte de preuves et interrogation des témoins.

 

Selon les informations de l’organisation de journalisme d’investigation CORRECT!V, révélées en janvier 2015115, le crash du Boeing 777 du vol MH17 de la compagnie aérienne malaisienne a été provoqué par un tir de missile sol-air BUK M1. Se fondant sur le témoignage d’un expert militaire, les journalistes ont conclu que l’avion civil n’aurait pu en aucun cas être abattu par un avion de combat. Suite à l’analyse de photos et de vidéos, l’interrogation des témoins et l’inspection sur le terrain, les enquêteurs ont reconstitué les déplacements du missile sol-air BUK M1, qui a servi pour abattre le Boeing et ont conclu que le missile a été acheminé depuis la ville russe de Koursk. L’acheminement vers l’endroit d’où l’avion a été visé fut réalisé par la 53ème Brigade de défense aérienne dans le but de protéger les divisions de chars russes qui combattaient sur le territoire ukrainien sans insignes. A la question des enquêteurs, « qui aurait pu lancer le missile », tous les experts, y compris les anciens soldats de la 53ème Brigade de défense aérienne de Koursk, ont répondu que les séparatistes ne sont pas en mesure d’utiliser les BUK. « Il n’y a aucun doute sur le fait que l’ordre de tirer sur le MH17 a été donné par un officier russe », résument les auteurs de l’enquête.

 

    Le Boeing 777 a été abattu par une batterie de missile sol-air BUK M1

 

En mars 2015, plusieurs articles d’investigation ont été publiés montrant que le Boeing a été abattu par un missile sol-air BUK depuis le territoire contrôlé par les séparatistes. En particulier, les journalistes des chaînes de télévision allemandes WDR et TBK, ainsi que ceux du journal Süddeutsche Zeitung, se sont déplacés près de la ville de Snijné, sur le site supposé du lancement du missile sol-air BUK M1 et ont interrogé ses habitants. Les témoins ont alors déclaré116, que le 17 juillet, ils ont observé un lancement de missiles anti-aérien depuis le sol, cependant « qu’avant ils avaient peur d’en parler, car personne ne les aurait crus ». Selon un témoin: « On a entendu une explosion du côté de Stepanivka. Ensuite, un sifflement, puis une explosion dans le ciel… »

 

Une série de photos, prises par un résident de la ville de Torez environ 3-4 minutes après le lancement du missile est une preuve documentaire que le Boeing malaisien a été abattu par un missile sol-air BUK, situé sur le territoire contrôlé par les séparatistes dans la région de Donetsk. Les photos ont capturé la traînée de vapeur d’un missile laissée pendant la première étape du lancement, au début de sa trajectoire.

 

    Des témoins ont déclaré avoir observé le lancement d’un missile sol-air

 

Ce tracé, décrit comme « une colonne de fumée », a été vu par de nombreux habitants. Cette hypothèse est renforcée par des témoignages de villageois de Krasny Oktiabr, recueillis par un journaliste de Reuters, qui ont vu passer au-dessus de leur tête ce missile qui venait d’être lancé. Il est devenu possible de recueillir ces informations118 lorsque le village a cessé de se trouver dans une zone d’intenses combats.

 

Quelques heures après la catastrophe du Boeing, une photo est apparue dans les réseaux sociaux avec une trace de lancement d’un missile, cliché réalisé par un habitant. Elle a été soumise à un examen approfondi de la communauté des journalistes d’investigation Bre au-delà. Avec une telle distance entre deux points (celui du lancement de missile et celui du crash) la couverture nuageuse du ciel pouvait ne pas être tout à fait la même. D’autant plus que les enregistrements météorologiques par satellite de cette partie de l’est de l’Ukraine montrent que Donetsk et ses environs étaient ce jour-là au bord d’un large front de nuages et que le temps pouvait y être très variable119 120.

 

Le journaliste russe Sergueï Parkhomenko a réussi à retrouver l’auteur de la photo en question et à obtenir son original. En regardant le fichier jpeg (ou encore, les fichiers initiaux NEF en format RAW), il est clair qu’il n’y a pas de « rayures » ou de « taches », que les sceptiques ont trouvé suspectes. Tous ces « défauts » sont dus à la compression du fichier initial de grande taille au format nécessaire pour télécharger des photos sur Twitter. L’image originale est beaucoup plus lumineuse que la version qui a été publiée le 17 juillet 2014. Elle a été rendue plus « sombre » avant d’être tweetée pour rendre la fumée plus visible au centre du cadre.

 

    Les images transmises par le photographe contiennent suffisamment de repères pour relier la vue prise en photo au terrain réel

 

Concernant les circonstances, l’auteur de la photo, a fourni à Sergueï Parkhomenko le témoignage suivant : « Dans l’après-midi, me trouvant dans mon appartement dans un immeuble de la banlieue de Torez, j’ai entendu un rugissement beaucoup plus fort que les bruits déjà familiers de tirs d’artillerie, d’explosions de mortier ou des salves de Grad. Je me suis précipité vers la fenêtre où j’ai vu que le vent étalait lentement une traînée de fumée au-dessus de l’horizon. Mon appareil photo était posé sur le rebord de la fenêtre. Je l’ai attrapé et j’ai monté les escaliers menant sur le toit pour prendre des photos de là-haut. J’ai appuyé une fois. J’ai aperçu que des fils électriques passaient à travers le cadre. J’ai allongé le zoom au maximum et pris une seconde photo. Puis je me suis retourné et j’ai vu de l’autre côté, au nord (qui est, justement dans la direction de Grabové) une colonne de fumée épaisse noire et bleue. J’ai pensé que le missile avait frappé une station-service ou un réservoir de mazout. Je me suis dirigé vers l’autre côté du toit pour photographier de là-bas sans être gêné par les fils et les antennes. Cela m’a pris trois minutes. J’ai fait ensuite une troisième photo. Je ne pouvais pas deviner que la fumée sur la troisième photo provenait de l’avion tombé à l’instant, car n’avais pas vu d’avion. Par conséquent, j’ai arrêté de prendre des photos : si j’avais su quel événement était devant mon objectif, j’aurais certainement continué. Je n’ai appris ce qui est arrivé que quelques heures plus tard. Tout de suite, j’ai envoyé les photos à un ami qui les a postées sur Twitter ».

 

Dans les informations système contenues dans les fichiers NEF transmis par l’auteur des images, on trouve toutes celles nécessaires sur l’utilisation de l’appareil photo, ses paramètres et son exposition, ainsi que le moment de la prise des images : Photo 1 – 17/07/2014 16:25:41.50 ; Photo 2 – 17/07/2014 16:25:48.30; Photo 3 – 17/07/2014 16:30:06.50. Cela correspond, respectivement, à six et à dix minutes après le moment, qui est considéré officiellement comme celui du crash du Boeing MH-17.

 

Les images transmises par le photographe contiennent suffisamment de repères pour relier la vue prise en photo au terrain réel. Il est facile de les identifier sur la première photo, où l’angle de prise de vue est le plus large.

 

En continuant l’analyse, on cherche à identifier ces mêmes éléments caractéristiques sur la vue de dessus obtenue par les images satellite. Nous avons à notre disposition beaucoup d’images de ce type et elles sont toutes de bonne qualité, en grande résolution et accessibles notamment aux utilisateurs de Google Earth.

 

    L’analyse des photos et de la carte permet de calculer le point à partir duquel a été lancé le missile qui a frappé le Boeing

 

Ainsi, il est possible de tracer un axe de vue imaginaire, dans lequel le photographe pouvait voir la fumée noire qui s’est levée à partir du point de départ présumé et a été déplacée progressivement par le vent vers la droite. Sur les photos, on la voit plus ou moins dans la direction du pylône électrique du milieu, celui que nous avons désigné par la lettre M. Cette ligne (XY), peut être tracée sur la carte satellite, depuis le point de prise de photo à travers le grand pylône. A titre indicatif, elle est marquée sur les photos avec les repères. La conclusion logique : c’est sur cet axe ou juste à côté que se trouve le point d’où le missile, qui a frappé le Boeing, a été lancé.

 

C’est un champ se trouvant le long de la route. Près de son côté gauche, on voit clairement des traces de manœuvres de véhicules militaires lourds et à coté, un grand morceau de terre brûlée, noire, déjà partiellement labourée. Cette position est adaptée pour le placement d’un lanceur de missiles : juste à côté de la route il y a une descente étroite qui passe à travers une ceinture de forêt dense, qui protège le champ des regards indiscrets. Encore un détail : cette route mène au village de Snijné où de nombreuses photos et vidéos121 du système BUK ont été prises en juillet 2014.

 

    Le Boeing a été abattu par un missile sol-air BUK, qui provenait de Russie et était sous le contrôle des séparatistes

 

Le 30 mars 2015, le Groupe d’Investigation Internationale composé d’experts en provenance d’Australie, de Belgique, de Malaisie, des Pays-Bas et d’Ukraine, qui enquête sur le vol MH17 abattu le 17 juillet 2014, a déclaré122 que la version la plus probable était que le Boeing a été touché par un missile sol-air BUK, qui provenait de Russie et était sous le contrôle des séparatistes.

 

 

Chapitre 9. Qui contrôle le Donbass ?

 

En avril 2014, les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk ont proclamé leur indépendance et ont déclaré ne plus obéir aux autorités ukrainiennes. Cependant, la souveraineté revendiquée n’est qu’une déclaration autoproclamée. En réalité, les RPD et RPL sont contrôlées depuis l’extérieur par des ordres venant de Moscou, et les décisions-clés prises dans ces républiques relèvent des responsables et des stratèges politiques russes. Dans le même temps, le Kremlin n’a jamais reconnu légalement la souveraineté des républiques autoproclamées et considère toujours officiellement leur territoire comme une partie de l’Ukraine.

 

Après le référendum sur l’indépendance de la RPD en mai 2014, cette dernière a formé un gouvernement. Un citoyen russe, le moscovite Aleksandr Borodaï, a pris le poste clé dans la direction de la République de Donetsk ; il est devenu président du Conseil des ministres de la RPD. Un poste similaire dans la RPL a été revendiqué par un autre citoyen russe, Marat Bachirov, stratège politique, qui collaborait avec le gouvernement de la Fédération de Russie.

 

Avant ces événements, d’autres citoyens russes sont apparus sur le territoire de l’Ukraine et ont joué un rôle-clé dans l’organisation de la résistance armée des autorités locales dans le Donbass. En particulier, un officier à la retraite des services secrets russes, Igor Guirkine (Strelkov), qui a même participé à l’opération de l’annexion de la Crimée par la Russie,a acquis une grande renommée et a créé un groupement armé de séparatistes dans la ville de Sloviansk, gardant la ville sous contrôle pendant un certain temps et repoussant les attaques des forces armées ukrainiennes.

 

Les relations entre Borodaï et Guirkine ne datent pas d’hier. Il fut un temps où Guirkine dirigeait le Service de sécurité du fond d’investissement Marchal-Capital appartenant à l’homme d’affaires russe Konstantine Malofeev 123. À cette époque Aleksandr Borodaï y travaillait comme consultant.

 

La justice ukrainienne considère Malofeev comme l’un des principaux sponsors des combattants dans l’est de l’Ukraine. En juillet 2014, une enquête pénale a été ouverte contre lui car il est soupçonné « d’avoir créé des forces illégales paramilitaires et armées (art. 260 du Code pénal de l’Ukraine) » 124.

 

Borodaï et Guirkine sont arrivés dans le Donbass au début de mai, après l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Borodaï n’a jamais caché qu’il se rendait régulièrement à Moscou et coordonnait son activité sur le territoire de l’Ukraine avec des fonctionnaires russes. Le 16 juin 2014, il a clairement déclaré : « Je peux vous assurer qu’il y a parmi les dirigeants russes une compréhension absolument pertinente des problèmes de la RPD et qu’ils sont prêts à contribuer à leur solution au plus haut niveau. Je connais également depuis longtemps, et je respecte, le conseiller du président Vladislav Sourkov, qui a toujours offert un fort soutien à la RPD. Sans exagération, Sourkov est notre homme au Kremlin »125.

 

Que les décisions concernant la gestion des ressources humaines de la RPD dépendent des fonctionnaires de Moscou est confirmé aussi par cet autre fait : le 18 juillet 2014, le président du Conseil suprême de la RPD, Denis Pouchiline, a démissionné de son poste. Le vice-président du parlement de la république Vladimir Makovitch, commentant la démission de son collègue, confirma que la lettre de démission avait été écrite par Pouchiline depuis Moscou126.

 

Les personnels d’encadrement de la RPD et la RPL sont souvent issus de projets socio-politiques liés directement au Kremlin. Par exemple, le poste de ministre-adjoint de l’Énergie de la RPD a été occupé par Leonid Simounine, qui travaillait auparavant avec l’organisation pro-Kremlin Mestnye [des habitants locaux, ndt] et figurait dans les réponses, obtenues lors des interrogatoires des membres du groupe néo-nazi BORN ayant commis une série de meurtres médiatisés et croyant l’avoir fait avec l’approbation du Kremlin127. Le stratège politique Pavel Karpov a également travaillé dans les organes gouvernementaux de la RPL. Il collaborait auparavant avec l’administration du président de la Fédération de la Russie dans le cadre de la supervision des organisations nationalistes128.

 

Des citoyens russes, organisateurs et participants aux opérations militaires contre l’Ukraine.

 

Des preuves importantes du rôle du Kremlin dans les décisions concernant les cadres des RPD et RPL furent données par Igor Guirkine, qui occupait en mai-août 2014 le poste de ministre de la Défense de la soi-disant République de Donetsk. Il dit clairement qu’il a quitté la direction de la RPD suite à la pression du Kremlin. « Je ne peux pas dire que je suis parti volontairement. On m’a menacé d’arrêter les livraisons de la Russie et il est impossible de faire la guerre sans ces livraisons. La ligne politique qui a prévalu au Kremlin s’orientait vers les négociations de paix, mais pour ces dernières, il fallait compter sur des gens conciliants. Moi, je ne me montrais pas conciliant et je ne correspondais donc pas à leurs exigences. Voilà pourquoi j’ai été contraint de quitter mon poste », a déclaré Guirkine129 en janvier 2015. Par ailleurs, il a précisé que le responsable au Kremlin des cadres et de la politique dans le Donbass, est l’ancien chef adjoint de l’administration du président de la Fédération de Russie, Vladislav Sourkov.

 

Aleksandr Borodaï, qui a également quitté la direction de la RPD en août 2014, a expliqué sa démission et celle de Guirkine comme suit : « Je suis devenu un ardent défenseur du retrait de Strelkov de la RPD, car je comprenais que viendrait un moment où un semblant de paix fragile serait instauré et qu’alors, des gens comme moi ou Strelkov ne seraient plus nécessaires. Imaginez à quoi cela pourrait ressembler, si moi, natif de Moscou, je mettais ma signature sur les accords de Minsk. Une équipe politique de cette époque ne devait pas rester longtemps au pouvoir. Nous avons fait notre travail, nous avons aidé la RPD et finalement nous l’avons quittée »

 

Cependant, le contrôle extérieur de Moscou ne favorise pas le rétablissement de l’ordre sur le territoire des républiques séparatistes où prospèrent la corruption et l’arbitraire. Les RPD et RPL sont frappées par des scandales importants liés à la distribution de l’aide humanitaire de la Russie. « Les commandants et les résidents locaux disent à l’unisson que les convois sont pillés à une échelle colossale. Si l’information était avérée, cela voudrait dire que la plus grande partie a été pillée : près de neuf convois sur dix. Il faut préciser que si les habitants de Donetsk et de Louhansk obtiennent au moins quelque chose, environ un paquet par mois et ceci réservé uniquement à un nombre strictement limité de personnes (les personnes âgées de plus de 70 ans et les mères de familles nombreuses), rien n’arrive jusqu’aux petites villes. Alekseï Mozgovoï se trouve à Altchevsk, il n’a rien obtenu des « convois humanitaires », Pavel Dremov à Pervomaïsk n’a rien eu non plus – je veux dire que des gens simples et les institutions des communes n’ont rien reçu. La situation est tragique, il existe des témoignages sur la mise en vente des aides humanitaires sur les marchés », a déclaré le coordinateur du Fonds d’aide à la région du Donbass, Gleb Kornilov131.

 

En outre, des cas de « tribunaux populaires » sont attestés dans la RPL. Ils fonctionnent en dehors de tout cadre juridique, même controversé, dans lequel travaillent les tribunaux officiels. On a appris ainsi qu’en automne 2014, dans la ville d’Altchevsk, environ 300 habitants locaux ont condamné à mort, par votation, un premier « suspect » de viol, et ont envoyé un second « suspect » sur le front132.

 

Un autre témoignage concernant la véritable organisation de l’interaction entre les républiques populaires dans l’est de l’Ukraine et le Kremlin, est apparu en janvier 2015. Sergueï Danilov, expert auprès d’un groupe de travail sur la création d’un système monétaire dans la RPD, a tenu une réunion à Moscou avec des gens soutenant l’indépendance du Donbass : « Qui peut répondre à cette question, combien de maîtres y a-t-il au Kremlin ? La situation est paradoxale. Un groupe de travail est venu ici, Boris Litvinov, le futur président du Conseil suprême de la RPD, en faisait partie. Il a rencontré Sourkov trois fois, estimant que cet homme d’État a le droit d’être responsable de la Novorossia, tout le monde lui faisant des courbettes. Lorsque nous avons demandé à voir Sourkov, on nous a posé la question : est-ce qu’il vous a montré son habilitation ? Non, il ne l’a pas fait. Est-ce qu’il vous a montré un document qui prouve qu’il a des obligations formelles liées à sa fonction ? Non, il ne l’a pas fait. Car, formellement, il a un autre secteur sous sa responsabilité, il supervise l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud », selon Danilov. Ce discours a été enregistré en caméra vidéo et diffusé133.

 

Il n’y a pas de doute que Vladislav Sourkov joue un rôle-clé dans le processus de contrôle des républiques populaires, mis en œuvre par le Kremlin. Formellement, il est responsable de la coopération avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, mais aussitôt après la nomination de Sourkov au poste de Conseiller présidentiel en automne 2013, on a appris que l’Ukraine faisait partie de son cercle d’influence. Des représentants de l’entourage proche de Sourkov ont été vus à plusieurs reprises à Kiev pendant les événements révolutionnaires sur le Maïdan. De surcroît, le jour anniversaire de l’assassinat des manifestants d’Euromaïdan à Kiev par des tireurs d’élite, le chef du Service de sécurité de l’Ukraine Valentin Nalivaïtchenko a directement accusé Sourkov d’avoir dirigé cette opération

 

La politique du Kremlin concernant les RPD et RPL est extrêmement contrôlée et opaque. Cependant, les preuves d’une régulation directe de la politique de ces soi-disant républiques indépendantes ne peuvent pas être dissimulées. De facto, il s’agit de la création en Ukraine orientale, de pseudo-États gérés par Moscou et n’étant, au fond, qu’un mécanisme de pression sur Kiev.

 

Une preuve importante de la participation de Vladislav Sourkov dans la prise des décisions au sein des RPD et RPL a été dévoilée135 par un envoyé spécial de la maison d’édition Kommersant, Andreï Kolesnikov, lorsqu’il commentait les négociations à Minsk le 12 février 2015, qui eurent lieu en présence de Vladimir Poutine, de la chancelière allemande Angela Merkel, du président français François Hollande et du président de l’Ukraine Petro Porochenko. Les négociations sur les conditions de la trêve dans le Donbass ont duré toute la nuit. Les représentants officiels des républiques populaires n’y participaient pas, en attendant les résultats dehors.

 

Extrait d’un article d’Andreï Kolesnikov publié dans Kommersant au lendemain des négociations :

 

« Il ne restait, semblait-il, qu’un détail : il fallait que le « paquet de mesures » soit signé par les dirigeants des RPD et RPL, Aleksandr Zakhartchenko et Igor Plotnitski, qui n’attendaient que ce moment précis dans le Dipservice Hall où se réunissait en même temps le groupe de contact. À cet effet, l’assistant du président de la Fédération de Russie, Vladislav Sourkov, s’est présenté dans le Dipservice Hall. J’ai vu comment il a quitté la salle des négociations et s’est dirigé vers la sortie. À l’époque, on ne savait pas où il allait, mais il était déjà clair à ce moment-là que les événements commençaient à se dérouler à une vitesse croissante… Tout d’un coup, le président ukrainien sortit de la salle des négociations, très mécontent. Plus tard on a appris qu’Aleksandr Zakhartchenko et Igor Plotnitski avaient catégoriquement refusé de signer le document. Entre autres choses, la signature pouvait signifier leur mort politique (et pas seulement politique). Que dire, ce document était un risque pour tous les acteurs… Ce fut un échec complet des négociations. 14 heures de temps perdu au vu de tous. À 10h40 Vladislav Sourkov est retourné au Palais de l’Indépendance et est monté au troisième étage où se trouvait Vladimir Poutine. Un peu plus tard, François Hollande et Angela Merkel les ont rejoints. Ils y apprirent la décision des chefs séparatistes… Que se passa-t-il à ce moment au troisième étage? J’ai réussi à reconstituer ces événements. Selon Kommersant, Vladimir Poutine a dit à ses collègues qu’il était nécessaire d’expliquer à Aleksandr Zakhartchenko et Igor Plotnitski pourquoi ils avaient tort. « Je ne peux pas mettre de pression sur eux », a-t-il répété à plusieurs reprises. Mais que pouvait-il en être alors ? Angela Merkel a proposé de tout expliquer aux dirigeants des RPD et RPL via le Conseil des ministres de l’UE qui allait commencer à Bruxelles. Elle a dit qu’il fallait déclarer aux séparatistes qu’ils avaient une demi-heure pour entériner cet accord. Pas une minute de plus. Sinon les dirigeants de la France et de l’Allemagne partiraient et ne reviendraient pas, aucune négociation ne serait plus possible quel que soit son objet. Il était nécessaire que le dirigeant russe soutienne cet ultimatum. Et il l’a soutenu … Alors ils ont attendu. Vladimir Poutine les a quitté et est revenu dans la salle des négociations alors qu’il restait deux minutes au terme de l’ultimatum. Il a dit avoir reçu un coup de fil de Vladislav Sourkov et a ajouté : « Ils ont tous signé ».

Chapitre 10. La catastrophe humanitaire

 

L’ingérence de Poutine et des troupes russes dans le conflit à l’est de l’Ukraine a transformé une portion du territoire d’un État voisin en zone de guerre. Le Donbass en 2014-2015, ce sont des meurtres impunis, des centaines de milliers de réfugiés, des infrastructures détruites et l’effondrement du système social. Les autorités ukrainiennes et russes, ainsi que les représentants de la communauté internationale considèrent de plus en plus la situation dans le Donbass comme une catastrophe humanitaire.

 

Le conflit qui fait rage à l’est de l’Ukraine, a forcé de nombreux habitants à quitter le territoire contrôlé par les séparatistes et les villes proches de la ligne de front. Selon les statistiques officielles de l’Agence fédérale migratoire russe, plus de 800 000 ressortissants ukrainiens sont partis pour la Russie entre avril 2014 et janvier 2015136. Plus de 900 000 habitants du Donbass, selon les données des autorités locales137, ont été obligés fuir vers des régions plus sûres de l’Ukraine pour échapper aux tirs et à la faim. De nombreux réfugiés sont désormais sans toit, sans nulle part où revenir après les destructions subies par leurs villes et villages situés dans la zone du conflit.

 

Les autorités ukrainiennes estiment que le montant des destructions survenues à cause du conflit dans le Donbass s’élève à 4,6 milliards de hryvnias [soit un peu moins de 200 millions d’euros, ndt]138. Environ 104 000 habitants de la région de Donetsk se retrouvent sans logement, sans eau ni électricité. Les infrastructures, les lignes électriques, les conduites de gaz et les canalisations subissent des destructions systématiques. On apprend régulièrement la mort d’ouvriers travaillant à la reconstruction d’infrastructures sur le territoire occupé par les séparatistes.

 

En Ukraine de l’est, le parcours des réfugiés vers un lieu sûr est bien souvent semé d’embûches mortelles en l’absence de tout couloir humanitaire. C’est ainsi que le 18 août 2014, 15 civils sont morts suite à des tirs séparatistes sur une colonne de réfugiés139. Une colonne de véhicules signalés par des drapeaux blancs était en train d’évacuer les habitants de Khriashchouvaté et Novosvitlivka quand ils ont essuyé des tirs de mortier et de Grad en provenance de territoires sous contrôle séparatiste.

 

À l’heure actuelle, la quasi-totalité du Donbass est quadrillée de postes de contrôle. Si les postes de contrôle mis en place par des soldats ukrainiens peuvent donner lieu à des abus, ils n’en restent pas moins soumis à la législation nationale en vigueur, tandis que les positions fortifiées équivalentes du côté séparatiste se trouvent en dehors de tout cadre légal et dépourvues d’un centre de commandement unique. Cet état de fait ouvre la porte aux jugements arbitraires : entrave au passage de personnes tentant de quitter la zone de conflit, hommes d’affaires rackettés, violences infondées des combattants séparatistes à l’égard des civils, assujettissement de la population locale à des travaux pénibles.

 

Les habitants des agglomérations sous contrôle séparatiste subissent régulièrement des violences de la part des combattants. Sloviansk est un exemple qui illustre bien la situation. Après la libération par les forces ukrainiennes de cette ville tenue par les séparatistes, une fosse commune y a été découverte contenant les corps d’habitants locaux présentant des traces de torture ou de mauvais traitement140. Le cadavre du député Vladimir Rybak a été retrouvé dans une rivière quelques jours seulement après la prise de Sloviansk et de la commune voisine de Horlivka. Des combattants sous les ordres d’un officier de Service de renseignement russe, Igor Bezler, l’ont arrêté et, après l’avoir torturé et exécuté, ont jeté son cadavre à la rivière141.

 

Nombreux sont les exemples où les séparatistes ont séquestré, torturé et humilié des gens qui n’avaient pas participé au conflit armé. Ce fut le cas pour l’Ukrainienne Iryna Dovhan, libérée le 29 août 2014 après avoir été interpellée par des séparatistes du bataillon Vostok. Accusée de soutenir les autorités ukrainiennes, elle a été attachée à un poteau au centre de Donetsk puis humiliée et battue en public.

 

Les séparatistes à l’est de l’Ukraine recourent souvent à la tactique consistant à tirer depuis des quartiers d’habitation, densément peuplés. En disposant leur artillerie dans des immeubles, les séparatistes provoquent des tirs contre la population civile. Des témoignages de ce type d’actions ont été diffusés à la télévision russe. Par exemple, le 1er octobre 2014, sur la première chaîne russe Pervy Kanal, un reportage142 a été diffusé dans lequel un combattant de la RPD tire sur une position de l’armée ukrainienne au lance-grenade depuis la fenêtre d’un immeuble. Le plan suivant montre le journaliste demander à une personne âgée sortant d’une cage d’escalier si elle n’a pas peur de vivre là.

 

    Les séparatistes à l’est de l’Ukraine recourent souvent à la tactique consistant à tirer depuis des quartiers d’habitation, densément peuplés

 

Les transports publics n’échappent pas aux tirs des séparatistes. Le 13 janvier 2015, par exemple, un poste de contrôle à l’entrée de la ville de Volnovakha a essuyé des tirs en provenance de Donetsk. Les tirs en rafales de Grad venaient d’une zone sous contrôle séparatiste. Ces tirs ont touché un autobus et ses passagers, tuant ainsi 12 civils143.

 

La population du Donbass doit désormais faire face à la faim et à la misère. Cela s’est tout particulièrement ressenti durant l’hiver 2014-2015. La journaliste Ekaterina Sergatskova a pu recueillir des témoignages attestant de morts dues au manque de vivres144 :

 

Sergueï K., bénévole et organisateur de cantines gratuites pour les plus démunis, récemment contraint de quitter précipitamment Donetsk pour regagner les territoires libérés, a annoncé que 7 personnes étaient mortes de faim à Kirovské, 5 à Snijné et 68 personnes à Chervonopartyzansk dans la région de Louhansk. De plus, d’après ce qu’ont pu constater ses habitants, les corps sont transportés à travers la ville sur des traîneaux parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de transport pour les cadavres. Les morts de famine sont enregistrés comme des décès dus à un arrêt cardiaque. Cela est d’ailleurs indirectement confirmé par les déclarations de l’ex-ministre de la Défense de la RPD, Igor Guirkine (Strelkov). Il écrit : « Dans les Républiques de Donetsk et de Louhansk, il y a beaucoup de nourriture mais les personnes âgées et les handicapés (et pas qu’eux) n’ont absolument pas les moyens d’en acheter. Malheureusement, les autorités s’en moquent complètement. Sinon, elles auraient organisé depuis longtemps la distribution des vivres. Il est complètement aberrant que des gens meurent de faim alors que les magasins sont remplis. Aujourd’hui, on m’a rapporté qu’officiellement, à Donetsk, il y avait eu plus de 20 décès par malnutrition. Aussi transmis que la situation n’est pas meilleure dans la région de Louhansk ».

 

Les autorités des soi-disant RPD et RPL n’ont pas réussi à mettre en place une juste répartition de l’aide humanitaire, aide qui reste encore très insuffisante. Les chefs des séparatistes reconnaissent eux-mêmes qu’une importante partie de l’aide humanitaire est volée. Par exemple, le célèbre commandant séparatiste Arseni Pavlov (un ressortissant russe surnommé Motorola) a déclaré en février que, lors de la distribution d’aide humanitaire, « la fréquence des vols atteignait des sommets »145. « Les convois humanitaires arrivent bien à destination mais pas l’aide humanitaire », soulignait-il.

 

Les prix dans les magasins de la zone sous contrôle séparatiste sont nettement plus élevés que dans le reste de l’Ukraine alors qu’il y a de moins en moins de travail dans le Donbass. Quelques mines sont encore en activité, certaines illégalement. Les entreprises de Rinat Akhmetov, l’oligarque de Donetsk, fonctionnent. Les hommes d’affaires ont majoritairement quitté le territoire de la RPD et de la RPL pour échapper aux pillages et aux enlèvements et il est pratiquement impossible d’attirer de nouveaux investisseurs dans la zone du conflit.

 

Un autre problème majeur est l’incapacité des autorités des républiques autoproclamées à fournir les médicaments les plus indispensables aux personnes prises en charge par l’État, que ce soit dans des dispensaires ou tout autre établissement médical. Malgré cela, les dirigeants des RDP et RDL font obstacle à l’évacuation des personnes qui ne sont pas en état de travailler, bien que celles-ci souffrent, aussi faute de médicaments.

 

C’est ainsi que des bénévoles qui essayaient d’évacuer les patients de l’Internat neuropsychiatrique de Slovianoserbsk vers les territoires sous contrôle ukrainien, ont été bloqués par les autorités de la RPL146. Non seulement cet établissement n’est plus ravitaillé en médicaments, mais il essuie régulièrement des tirs.

 

Deux aspects doivent être considérés pour estimer le coût qui incombe à la Russie pour cette campagne militaire menée par Vladimir Poutine en Ukraine. Il faut d’une part estimer à combien s’élèvent pour la Russie les coûts des actions militaires proprement dites dans lesquelles sont impliquées des forces militaires « hybrides » (les soi-disant « vacanciers » ou « volontaires »). Il s’agit des coûts directs de la guerre et évidemment ceux-ci ne seront pas très élevés à l’échelle nationale. Mais il est très important, d’autre part, d’analyser les coûts indirects liés aux sanctions imposées envers ses banques et ses entreprises, liés à l’embargo alimentaire mis en place de façon asymétrique par la Russie, liés à l’inflation et à la dévaluation du rouble et à la vaste détérioration de sa situation économique globale. Et ces chiffres vont se révéler beaucoup plus importants.

 

Coûts directs

 

Les coûts directs incluent le financement des besoins courants des militaires (la nourriture, l’hébergement, les soins médicaux, etc..), des frais d’entretien et des réparations des équipements utilisés dans la zone de combats ainsi que le prix des munitions.

 

Selon nos estimations, le nombre de combattants dans l’est de l’Ukraine du côté des séparatistes est passé de 10 000-15 000  personnes au début de l’été 2014 à 35 000-37 000 au début du printemps 2015. Parmi eux, le nombre de militaires russes impliqués est passé de 3 000-5 000 à 8 000-10 000 hommes.

 

Le président de l’Association des anciens combattants des forces spéciales d’Ekaterinbourg Vladimir Efimov 147, responsable de l’envoi de « volontaires » russes dans le Donbass a rendu public le coût par « volontaire » : 350 000 roubles [6 250 euros, ndt] par mois. Si on multiplie ce montant de 350 000 roubles par 6 000 volontaires par mois sur 10 mois, on obtient le chiffre de 21 milliards de roubles [soit 375 millions d’euros, ndt]. En supposant que le coût des « volontaires » locaux soit de 3 à 4 fois moins élevé, on obtient le chiffre de 25 milliards de roubles [446 millions d’euros, ndt] pour leur maintien durant 10 mois. Ce qui fait un total de 46 milliards de roubles [820 millions d’euros, ndt] pour 10 mois de guerre et 4,6 milliards de roubles [82 millions d’euros, ndt] de coût direct des « volontaires » par mois.

 

Si on ajoute à cela 15 % pour les frais d’exploitation, de réparation et d’entretien des équipements militaires148, de transport de ces matériels depuis les entrepôts en Russie, il faut ajouter encore 7 milliards de roubles [125 millions d’euros, ndt] supplémentaires. Ceci étant une estimation basse en supposant que toutes les munitions utilisées par les séparatistes soient des armes d’ancien modèle, prises sur des stocks non renouvelables de la Russie. En supposant également que tous les équipements détruits ou endommagés dans le Donbass ne seront pas remis en état de fonctionnement, ni réparés, ni remplacés par une procédure d’achat d’équipements neufs par le Ministère de la Défense russe.

 

Au final, les coûts directs pour la Russie de la guerre dans l’est de l’Ukraine s’élèvent à 53 milliards de roubles [946 millions d’euros, ndt] sur 10 mois. On peut considérer ce montant peu élevé au vu du budget de la Russie, qui est de 15 trillions de roubles [268 milliards d’euros, ndt] annuels. Mais il faut comparer ce montant à d’autres dépenses. Ainsi en 2015, le financement du programme national « Développement de la culture et du tourisme » s’élèvera à 95 milliards de roubles [1,7 milliard d’euros, ndt], le programme « Protection de l’Environnement » à 30 milliards de roubles [536 millions d’euros, ndt], celui de l’« Éducation physique et sportive » à 68 milliards de roubles [1,2 milliard d’euros, ndt], et « Éducation », des deux principales universités du pays (celles de Moscou et de Saint-Pétersbourg), s’élèvera à un peu plus de 20 milliards de roubles [357 millions d’euros, ndt].

Réfugiés

 

La destruction de centaines, voire de milliers de maisons, des infrastructures sociales et des transports, aussi d’entreprises industrielles sont les conséquences directes de la guerre dans le Donbass. Tant que les opérations militaires continuent, il est impossible d’estimer, même approximativement, le coût de ces destructions. De même, on ne peut pas prédire si la Russie devra débourser de l’argent pour la reconstruction de cette région. Tout ceci sera vu plus tard.

 

En revanche, toute guerre implique un phénomène de déplacement de population de grande ampleur. Les gens ne peuvent vivre avec un risque permanent pour leur vie et celle de leurs enfants. La population des régions de Louhansk et de Donetsk comptait 7 millions de personnes avant la guerre. On constate un écart important entre les chiffres des personnes déplacées fournis par les autorités russes et ceux fournis par les autorités ukrainiennes. L’ONU estime, pour sa part, que près d’un million de personnes149 ont fui la zone de conflit entre le début du conflit et le printemps 2015. On peut noter que le nombre de personnes quittant le territoire n’augmente pratiquement plus depuis le mois de novembre 2014. Selon les données du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, le nombre de personnes réfugiées dans d’autres régions de l’Ukraine et celui des personnes parties en Russie est pratiquement le même 150. Ainsi, à ce jour, on peut dire qu’à peu près un demi-million de réfugiés ukrainiens vivent dans différentes régions de Russie.

 

À ce propos, il semblerait que les gouverneurs russes aient reçu des directives du Kremlin quant aux dépenses consenties par réfugié, soit 800 roubles [14 euros, ndt] par jour (dont 250 roubles [4,5 euros, ndt] pour les repas, 550 roubles [9,5 euros, ndt] pour l’hébergement). Ces montants ont été rendus publics par le gouverneur de la région de Novgorod Sergueï Mitine151. Les mêmes dépenses sont prévues dans la résolution N°325-p du 7 juillet 2014 du gouvernement de la région de Volgograd152. Les mêmes chiffres ont été présentés lors de la réunion du groupe de travail de la Chambre publique[1] de la région de Kirov. Ces données montrent que le financement des réfugiés ukrainiens incombe aux budgets régionaux à hauteur de 12 milliards de roubles [214 millions d’euros, ndt] par mois. Si on prend les coûts cumulés depuis juillet 2014, la facture s’élève donc à près de 80 milliards de roubles [1,4 milliard d’euros, ndt].

Crimée

 

S’il s’avère impossible d’estimer le coût à venir de la reconstruction du Donbass et si l’identité de ceux qui vont la financer est encore inconnue, en revanche les autorités russes ont déjà arrêté leur décision quant au financement de la Crimée annexée. Ainsi, les sommes à payer pour la Crimée seront puisées directement dans le budget fédéral au détriment du financement d’autres postes budgétaires (il s’agit premièrement de la réduction des dépenses initialement destinées au développement d’autres régions russes).

 

Le 11 août 2014, le gouvernement russe a approuvé le programme fédéral relatif au développement socio-économique de la République de Crimée et de la ville de Sébastopol jusqu’en 2020. Sa mise en œuvre permettra de remettre les standards de vie et de développement économique de la péninsule au niveau de la moyenne nationale russe. Le financement de ce programme s’élève d’ores et déjà à 681 221 180 000 roubles [12,2 milliards d’euros, ndt] dont 658 135 880 000 roubles [11,8 milliards d’euros, ndt] alloués par le budget fédéral153.

 

Le 31 mars 2014, le président Poutine a signé un décret relatif à l’augmentation des retraites en Crimée jusqu’au niveau russe moyen154. Au total, la Crimée compte 677 000 retraités. Avant l’annexion de la péninsule, le montant moyen des retraites (après la conversion des hryvnias en roubles) en Crimée s’élevait à 5 504 roubles [98 euros, ndt]. Depuis la mi-2014, ce montant s’élève à 10 670 roubles [190 euros, ndt] en Crimée et à 11 680 roubles [209 euros, ndt] dans la ville de Sébastopol. Le paiement des retraites en Crimée est assuré par la Caisse de retraite russe. En 2014, la Caisse a dépensé 60 milliards de roubles [10,1 milliards d’euros, ndt] et en 2015 (après l’indexation de février) elle dépensera encore environ 100 milliards de roubles [1,79 milliard d’euros, ndt].

 

Dans le cadre de la réforme des retraites de 2013, le calcul des pensions de retraite s’effectue désormais sur la base d’un système à points. De ce fait, la retraite individuelle est calculée non seulement en fonction des cotisations du retraité pendant sa période d’activité professionnelle mais également compte tenu du nombre total de retraités qui toucheront une pension. Or, les retraités de Crimée avaient cotisé auprès de la Caisse de retraite ukrainienne, il apparaît donc clairement que le paiement de leur retraites se fera aux dépens des allocations versées aux retraités russes.

 

En outre, le programme gouvernemental prévoit qu’une petite partie de ces dépenses devra être financée par des sources dites extra-budgétaires. Cependant, n’ayons aucune illusion : ces dépenses seront in fine réglées par les citoyens russes. Par exemple, l’entreprise Techpromexport, une filiale de la société nationale Rostech dirigée par Sergueï Tchemezov, ami du président Poutine depuis l’époque soviétique, doit financer la construction des centrales thermiques en Crimée. Mais il ne s’agit à l’évidence pas d’une œuvre caritative. Tous les investissements dédiés à la construction de ces centrales thermiques seront ponctionnés sur les sommes récoltées par la taxe sur l’énergie qui ne concerne que les consommateurs de la partie européenne de la Russie et ceux de l’Oural155. Ce montant est estimé à 20 milliards de roubles [357 millions d’euros, ndt] par an.

Inflation

 

La politique étrangère du Kremlin a entraîné des mesures de rétorsion de la part des Occidentaux dont l’introduction de sanctions contre les fonctionnaires russes, les hommes d’affaires et les entreprises ayant soutenu l’annexion de la Crimée. Il est difficile d’estimer l’impact des mesures prises, par exemple, suite à l’interdiction de la livraison des équipements et des composants pour l’industrie militaire. Mais il est évident que cela va freiner la production des entreprises nationales et par conséquent réduire les revenus des Russes. Ces mesures réduiront la qualité et abaisseront le niveau technique de la production, ce qui augmentera à terme le coût d’exploitation et exigera des dépenses budgétaires plus importantes.

 

Les sanctions personnelles contre les amis du président Poutine ont conduit à un gel de leurs avoirs. Mais ces personnes ont d’ores et déjà trouvé un moyen de compenser leurs pertes. Certains d’entre eux ont obtenu en échange de nouveaux contrats. Par exemple, l’entreprise d’Arkadi Rotenberg a signé un contrat de plus de 240 milliards de roubles [4,28 milliards d’euros, ndt] pour la construction du pont du détroit de Kertch[2]. D’autres ont été dédommagés par une redistribution administrative du marché. À titre d’exemple, par décret du gouverneur de Saint-Pétersbourg, Gueorgui Poltavtchenko, les comptes de certaines entreprises municipales ont été transférés à la banque Rossia dont le principal actionnaire est Iouri Kovaltchouk, ami de Vladimir Poutine depuis l’époque de la coopérative Ozero[3]. Cette même banque s’est vue attribuer le contrat des règlements sur le marché « de gros » de l’énergie électrique. Conformément à la décision du gouvernement, les banques appartenant aux amis de Vladimir Poutine, celles-là mêmes ayant fait l’objet de sanctions, recevront des dizaines de milliards de roubles du fonds du « bien-être national », même si ces banques ne répondent pas aux critères de sélection approuvés par le ministère des Finances et par la Banque Centrale pour le financement des banques.

 

Ce sont les sanctions financières qui ont eu l’effet le plus dévastateur sur l’économie russe, notamment l’interdiction imposée aux entreprises américaines et européennes d’octroyer des prêts, des crédits, d’acheter des actions et des obligations aux banques et à d’autres entités russes contrôlées par l’État. A la suite de ces mesures, les emprunteurs ont dû, afin de pouvoir payer leurs dettes extérieures, gonfler leur demande de devises étrangères sur le marché interne en automne 2014, ce qui a provoqué une dévaluation brutale du rouble et fait flamber l’inflation.

 

Toutefois, l’accélération de l’inflation avait commencé plus tôt, au moment où le président Poutine, par son décret du 6 août 2014, avait interdit l’importation des produits agricoles, des matières premières et des produits alimentaires en provenance de l’Union Européenne, des États-Unis, d’Australie, du Canada et de la Norvège. Cette mesure a déclenché une réduction de l’offre sur le marché russe et la hausse des prix. La Russie possède d’énormes surfaces en terres agricoles mais notre agriculture n’est pas en mesure de nourrir sa propre population. En 2013, en Russie, le ratio d’importation s’est élevé pour les fruits et les baies à 70 %, pour le bœuf à 41 %, pour le porc à 28 % et pour les produits laitiers à 23 %. Suite à la décision du président Poutine, rien qu’au troisième trimestre, les importations des produits laitiers et de la viande ont chuté de 26 % et celles de poisson de 48 % par rapport à l’année 2013. Selon l’Institut d’analyse stratégique financière et des affaires, la hausse des prix provoquée par cette interdiction, a couté aux Russes la somme annuelle de 147 milliards de roubles [2,6 milliards d’euros, ndt], c’est-à-dire que chaque Russe a déjà payé mille roubles de sa poche.

 

En 2013, le taux d’inflation des prix à la consommation s’est élevé à 6,5 %. En l’espace de 12 mois à partir de l’annexion de la Crimée, l’inflation s’est accélérée et a atteint 17 % par an, ce qui a provoqué une diminution des revenus et de l’épargne des Russes de 11,5 %. Selon la Banque de Russie, près de 80 % de cette accélération seraient dus à la dévaluation du rouble et 20 % à l’interdiction des importations de produits alimentaires. À l’évidence, la dévaluation du rouble est causée non seulement par les sanctions mais aussi par la baisse des prix du pétrole. La répartition de l’impact de ces deux facteurs est de l’ordre de 1 à 2, c’est-à-dire que suite à la mise en œuvre des sanctions, l’inflation s’est accélérée de 3 %.

 

Ainsi, la confrontation avec l’Ukraine a coûté aux citoyens russes un supplément d’inflation de 5,5 % sur l’année écoulée depuis l’annexion de la Crimée. Ces 5,5 % de surcoût signifient que les Russes ont perdu environ 2 trillions de roubles [35,7 milliards d’euros, ndt] sur leurs salaires et près de 750 milliards de roubles [13,4 milliards d’euros, ndt] sur leurs économies.

 

Conclusion

 

La guerre dans l’est de l’Ukraine est souvent qualifiée « d’hybride ». On dit que c’est une invention ingénieuse de Vladimir Poutine : en aucun cas une agression militaire directe, mais une forme déguisée de conflit armé sur le territoire d’un pays voisin interdisant de réclamer formellement quoi que ce soit à son auteur. Le Donbass est en feu, mais le président russe peut jouer l’innocent : « Quel sont vos preuves ? »

 

« Poutine est un homme très rusé. « Il n’y a pas de troupes ici », dit-il au monde entier. Et  en même temps, il nous envoie ici dare-dare : « Allez, allez » », comme nous l’a expliqué dans son langage simple le soldat russe de Bouriatie, Dorji Batomounkouïev, blessé près de Debaltsevé.

 

Pour mettre les points sur les « i », la « guerre hybride » du président Poutine c’est :

 

Ambiguïté. D’une part, nous sommes en guerre contre l’Ukraine et tout le monde le comprend. Des camps d’entraînement pour les combattants séparatistes existent en Russie, des trains transportant des chars se dirigent vers la frontière ukrainienne et les chefs séparatistes concertent leurs actions avec le Kremlin. D’autre part, nous faisons semblant de ne pas faire la guerre. Le président Poutine secoue la tête avec confiance en réponse à des questions directes. Au Conseil de sécurité des Nations Unies, Vitali Tchourkine[1] rejette avec colère toutes les accusations contre le Kremlin.

 

Mensonges. Des parachutistes russes ont été arrêtés sur le territoire de l’Ukraine ? Eh bien, ils se sont perdus. Il est prouvé que les séparatistes utilisent des armes russes ? Ils ont dû les acheter dans un surplus militaire. Les Ukrainiens se font tirer dessus depuis le territoire russe ? Ils se bombardent eux-mêmes. On identifie des soldats russes morts dans l’est de l’Ukraine ? Oh, ça suffit !

 

Lâcheté. Ni Vladimir Poutine, ni ses généraux n’ont eu le courage de reconnaître l’agression armée contre l’Ukraine. Des mensonges pusillanimes et l’hypocrisie nous sont présentés comme le fruit d’une grande sagesse politique.

 

La guerre lâche et ignoble déclenchée par le président Poutine coûtera cher à notre pays. Nous allons payer cette aventure de la vie de nos soldats, d’une crise économique et d’un isolement politique.

 

Nous la paierons par un conflit avec nos alliés pourtant de longue date. Il n’y a pas dans le monde de peuple plus proche et plus cher au peuple russe que le peuple ukrainien. Ce sont nos frères, sans exagération, et la guerre entre les Russes et les Ukrainiens dans le Donbass ne peut être qualifiée autrement que de guerre fratricide.

 

Cette guerre est une honte pour notre pays. Ce problème ne se résoudra pas seul. Vladimir Poutine doit être stoppé. Seul le peuple russe est en mesure de le faire.

 

Arrêtons cette guerre ensemble.

 

Ceux qui ont travaillé à ce rapport :

 

Sergueï Aleksachenko

 

Économiste russe. Directeur de recherche en macroéconomique à l’école supérieure d’économie. Premier vice-président de la Banque centrale de la Fédération de Russie de 1995 à 1998.

 

Ekaterina Vinokourova

 

Journaliste russe, envoyé spéciale pour l’édition Znak.Com. En 2014, auteur de reportages dans la zone de conflit dans l’est de l’Ukraine.

 

Oleg Kachine

 

Journaliste et écrivain russe. Auteur des romans « Gorbi-Drim » et « Coubik Roubika ». Il a été membre du Conseil de coordination de l’opposition en Russie en 2012-2013.

 

Aïder Moujabaïev

 

Journaliste russe et entrepreneur de médias. Il étudie depuis de nombreuses années les problèmes socio-politiques de la Crimée.

 

Olga Chorine

 

Secrétaire générale du parti RPR-Parnas. En 2009-2012, porte-parole de Boris Nemtsov.

 

Leonid Martyniouk

 

Membre du Conseil politique du parti RPR-Parnas. Auteur d’une série de vidéos « Les mensonges du régime de Poutine. » En 2012, il a préparé, avec Boris Nemtsov, un rapport d’expert « La vie d’un esclave aux galères. »

 

Alfred Kokh

 

Activiste russe, publiciste et écrivain. Vice-Premier Ministre en 1996-1997

 

Ilya Yashin

 

Homme politique russe. Membre du Conseil politique du parti RPR-Parnas.

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Rapport POUTINE et la Guerre - Assemblée Nationale PARIS juin 2015
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